lundi 27 juin 2011

Histoire désinvolte - Épisode 1

1. Avant l’I.S.


D’abord D.

Au commencement était D. — et comme ce qui est au commencement est aussi à la fin — il est aussi à la fin. Avant D. il n’y avait rien qu’un chaos informe qui ne demandait qu’à être informé — il y avait donc quand même quelque chose ; et même quelqu’un qui s’agitait déjà au sein de ce quelque chose informe pour le réformer1 ; Isidore I. — nous y reviendrons.

Le jeune D. se rêvait déjà en (Mauvais) Démiurge2 — cet esprit malin qui toujours nie — lorsqu’il se faisait bronzer les oreilles sur la plage de Cannes, au lieu de potasser son bachot. Et c’est à Cannes aussi — où Isidore I. était venu « faire son cinéma » accompagné d’une petite bande de voyous lettristes — que le jeune D. rencontra celui qui allait devenir son Maître3 — et dont il commença par suivre (sagement) les leçons parce qu’il se savait être là à bonne école.

Isidore prit donc le jeune D. sous son aile (de géant) ; et se chargera de son éducation (nec plus ultra-dadaïste) comme s’il avait été son fils (spirituel). Mais on sait que les relations entre père et fils sont rarement faciles ; et que les fils prodigues (et prodiges) sont souvent ingrats (parfois même ingrats doubles) : ils finissent toujours par vouloir prendre la place du père ; et la meilleures façon de s’en emparer c’est encore d’éliminer celui-ci. La « désagrégation du nom du père » était donc inéluctable4 et l’on sait l’importance de la nomination : effacer le nom, c’est faire, disparaître ce qui est nommé : l’innomé devenant innommable, il cesse d’exister. Le jeune D. endossera ensuite sans état d’âme la tunique du Messie réformé ; et deviendra le chef d’une autre « bande ». Le vieil I. eut beau lancer force foudres et anathèmes contre son « ex-disciple », rien n’y fit : ses carottes étaient (bien) cuites — même s’il était encore loin de devoir manger les pissenlits par la racine — ce qu’il a tout de même dû se résoudre à faire, lui aussi, comme un simple mortel5 .

Le jeune D., fort de sa jeunesse et d’une petite bande de dissidents qui avaient rejeté comme lui le lettrisme du « vieux » dada pour l’Esprit néo-marxiste — léniniste, ma non troppo — d’une nouvelle Internationale, commença par devenir le caïd du « quartier » — today le bled ; but tomorrow the world ! — ; plus précisément du bistrot du quartier : Chez Moineau, un rade qui accueillait volontiers, et retenait souvent, les (drôles) d’oiseaux de passage — le jeune anglo-saxon Ralph R. fut l’un de ceux-là (avant qu’il n’échoue dans les eaux vénitiennes où l’avait mené la « dérive » — « Bruxelles attends-moi, j’arrive ; ce soir je prends la dérive… » — mais, voilà que moi aussi je m’égare). C’est dans ce bistrot que le jeune D. rencontra sa parèdre, la jeune Michèle B. — à moins qu’il ne l’ait rencontrée ailleurs ; ce qui n’a d’ailleurs aucune espèce d’importance — ; celle qui allait devenir sa première femme et avec laquelle il régnerait longtemps en maître sur la (petite) bande — elle fut donc doublement sa maîtresse — c’était d’ailleurs une maîtresse-femme qui a joué au sein de la «tribu » — comme disait « l’apache » Jean-Michel M., longtemps après qu’il en eut été chassé par le Grand sachem D. — un rôle généralement très sous-estimé ; mais elle ne fut pas sa seule maîtresse : ces « jeunes dieux » (rebelles) étaient évidemment tous plutôt polygames.

Au commencement, il y avait donc le « quartier » ; et dans ce quartier un bistrot de quartier — qui n’était évidemment pas le seul — les « jeunes dieux » avaient une prédilection pour les bistrots (en général) ; même pour ceux qui n’étaient pas dans le quartier — ; et dans le bistrot, une table « où le négatif tenait sa cour ». Dans ce quartier, il y avait comme dans tous les quartiers, de (petites) histoires de quartier ; et dans ce bistrot des histoires de poivrots. Mais un quartier, même dans une Capitale comme Paris, ville-phare — qui attirait les papillons de nuit qui venaient souvent s’y brûler les ailes — et parfois la cervelle quand ce n’est pas le cœur — ; et un bistrot, quand bien même le négatif y serait installé à demeure, ce n’était pas suffisant pour contenter des jeunes gens ambitieux et pressés d’en découdre « avec la terre entière ». Il leur fallait élargir le cercle à partir de ce centre — jusqu’à en faire le centre du monde. Parce qu’il faut bien dire que, dans le quartier, où l’on restait confiné pour l’essentiel, on finissait quand même par tourner en bourrique, à force. Dans ce périmètre restreint où ils circulaient, à longueur de nuit (et de petites journées), beaucoup finissaient par se consumer à consommer (sans modération) toutes sortes d’eaux de feu et diverses substances plus ou moins dissolvantes.

Mais, au commencement dans le quartier, il n’y avait pas d’I.S. : il y avait l’I.L. —  qui était en quelque sorte le commencement de l’I.S. : l’I.S. d’avant l’I.S. Et comme D. fut au commencement de L’I.S., il était aussi au commencement de l’I.L. Pour bien commencer cette Histoire, il faut donc commencer par le début : l’I.L. — c’est-à-dire : l’internationale lettriste. Comme dans : Internationale situationniste, il y avait : internationale, dans internationale lettriste — sauf que les lettristes « internationaux » refusaient la majuscule — allez savoir pourquoi — en fait, je sais ; c’était une question de hiérarchie : à bas les Majuscules ! Et il y avait : internationale, parce qu’il était important quand on n’était qu’un petit cénacle cantonné dans son quartier, d’afficher d’entrée de jeu des ambitions planétaires — c’est ainsi que l’activité principale de ce petit monde qui s’appelait : la « dérive », s’est appelée : dérive, en référence à celle des continents — « dérive » qui tournait souvent à la dérive des incontinents : malgré la grande capacité d’absorption de ces « éponges », il fallait quand même « essorer » de temps à autre.

Dans l’I.L., le jeune D. était donc naturellement le chef des lettristes internationaux — comme plus tard il le sera des situationnistes idem — ; et en tant que chef, c’est naturellement lui qui décidait qui était lettriste international et qui ne l’était pas (ou plus). Mais puisqu’il est question de la « dérive », c’est le moment de saluer ici celui qui fut « le plus beau » de ces « dériveurs » : Ivan C. plus connu sous son nom de chevalier errant : Gilles Ivain — qui fut aussi l’un des premiers à faire naufrage — on sait que : « Les naufrageurs n’écrivent leur nom que sur l’eau »6; et il aura fallu qu’il en passe beaucoup sous les ponts de Paris (et d’ailleurs) pour que l’on se souvienne véritablement de lui comme il le méritait. Ivan C. et Guy D. ne furent que brièvement associés au sein de la petite confrérie que formait l’I.L. ; mais le « bref passage » de ce Prince vaillant devait marquer à jamais l’orientation que le Roi(telet) Guy devait donner à la quête de cet «  autre Graal néfaste » qu’il allait poursuivre avec l’I.S. — il y avait aussi dans cette Histoire « merveilleuse » un enchanteur7 qui s’exprima dans une revue appelée Merlin ; et qui disparut lui aussi prématurément victime de la poudre (de merlimpinpin) dont il avait tendance à abuser. Et puisqu’il est question de la chevalerie arthurienne, il faut noter que, comme dans le cycle du même nom, on en est venu à identifier — tardivement et de manière intéressée, il est vrai — « l’aventure situationniste » au seul nom de D. — figure emblématique et centrale, certes ; mais que serait un centre sans son cercle ? Que serait-il advenu de cette « aventure » si le Roi D. — qui n’était alors dans le quartier que le chevalier errant Guy-Ernest — n’avait été entouré de ses preux compagnons d’armes et de beuveries — qui soit dit en passant tenaient au moins aussi bien la bouteille que lui ; et ne lui cédaient en rien pour ce qui est des coups de gueule. Parmi ces preux, il convient de citer le Prince Asger J. du Danemark dont la renommée et la fortune (artistique), alliées à l’amitié que ce vieux briscard (des arts plastiques) portait (en même que les fonds) au jeune D., permirent à l’entreprise situationniste de se maintenir, (financièrement parlant) à flots pendant longtemps, parmi les remous et les écueils de cette époque épique. La Phynance n’était évidemment pas le seul le apport — ni le plus important —, du vieil Asger — n’étant pas loin d’avoir pu être le père (biologique)8 du jeune D., il put jouer le double rôle de grand frère et de père (spirituel) d’adoption auprès du pauvre Guy qui était orphelin9 — ; on peut penser aussi, qu’il est venu à point remplacer le précédent, Isidore I. (dissous par le jeune D. dans l’alcool et l’oubli — deux des passions dominantes de Guy — si l’on excepte les jeunes filles en (boutons de) fleurs dont il était friand.

(À suivre)


Notes

Note 1.
Après la déroute des avant-gardes : dadaïsme, futurisme, surréalisme, etc. il y avait une place à prendre pour un esprit aventureux ; Isou va s’en emparer sans complexe — pour un temps. Il ignorait qu’en adoubant un jeune disciple enthousiaste du nom de Guy-Ernest Debord, il réchauffait dans son sein le « fils prodigue » qui devait l’éliminer — sans complexe non plus — de la scène avant-gardiste, qui allait désormais être occupée par les néo-lettristes internationaux d’abord, puis par l’I.S., finalement. — Cela n’enlève évidemment rien au rôle d’Isou à la fois comme « passeur » et comme novateur de l’avant-garde moderne ; ni à l’importance du lettrisme isouien dans la production avant-gardiste, de l’après-guerre à nos jours. Mais c’est justement avec cette production-là que voulaient en finir l’I.L. et l’I.S.

Note 2.
« LE MOUVEMENT DADA EST À REFAIRE » ; « si la question se posait je me rallierai facilement à André Breton » ; « Le désordre pour le désordre. » ; « tout de même nous la ferons un de ces jours LA RÉVOLUTION » ; « le dadaïste / Guy Debord / VOUS ATTEND AU TOURNANT » ; « Tout est possible. » : « C’est beau la poésie. » ; « passez votre chemin / votre baccalauréat / qu’on en parle plus » ; « il n’y a vraiment rien à faire » ; « ON S’EN SOUVIENDRA DE CETTE PLANETE » ; « voilà donc où nous en sommes – c’est moche » ; « IL NE FAUT PAS NOUS EN VOULOIR » ; « je vomis pas mal la poésie mais / je crois à la propagande / qu’on se le dise ! / MAIS SURTOUT À L’ACTION » ; « le tout est de passer le temps » ; « j’attends avec impatience – mais fatigue – le moment de rentrer dans le siècle – ça pourrait lui faire mal, au siècle. »

Note 3.
« va voir isou au plus tôt et fais-toi accepter par lui / c’est vital […] je vais écrire un Signal pour une émeute à tout prix » ; « Nous sommes très riches / et très jeunes / il faut prendre le pouvoir qui / est à la portée de notre main / il ne faut pas revenir. Restons dans la rue. » ; « Nous irons plus loin sans avancer jamais. » ; « j’espère rencontrer isidore isou » ; « La Révolution la Nuit – isou et moi etc. » ; « Toute manifestation artistique se range désormais dans la catégorie propagande (Scandale et provocation – sous-produit de l’action) / ce texte – ébauché – s’appelle / MANIFESTE POUR UNE ÉTERNITÉ DE LA VIOLENCE » ; « IL NE FAUT PAS ÊTRE DÉPASSÉ À GAUCHE » ; « j’ai jeté les bases d’un manifeste qui définit une nouvelle poésie – en dehors du surréalisme ou du lettrisme » ; « je dépasse isou en préconisant le SILENCE » ; « L’IVROGNE SOLITAIRE SE DÉTRUIT / mais dans l’ensemble optimiste » ; « l’ordre règne et ne gouverne pas » ; « la révolte est ouverte » ; « Nous avons été des enfants terribles. Si nous parvenons à “l’âge d’homme”, nous serons des hommes dangereux. ».

(Note 2 et 3 : Extraits des lettres à Henry Falcou : Guy Debord, Le Marquis de Sade a des yeux de fille, Librairie Arthème Fayard, 2004.)

Note 4.
À Isidore Isou. Le 22 décembre 54. En réponse à un article « venimeux » d’Isou contre le « néo-lettrisme » debordien : « Mon pauvre Isou, / Note les vérités suivantes : 1) Je ne suis pas “chef de groupe”. Quant à toi, je t’ai aperçu l’autre jour. Tu n’es plus très beau. Même pas capable de faire un riche mariage. 2) Tu es exactement, sur le plan mental comme sur le plan de l’argent, un minable. 3) Tu as conscience de ta faillite. C’est ce qui provoque ta bave dans les journaux du Quartier latin. […] / G.-E. Debord ». (Guy Debord, Correspondance, volume “0”, Librairie Arthème Fayard, 2010.)

Note 5.
« Isidore Isou s'est éteint samedi 28 juillet 2007 à son domicile parisien. Il avait 82 ans. Depuis plus de 60 ans, ce génie créateur avait investi tous les champs du savoir humain. De l'Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1947) à la monumentale Créatique publiée seulement en 2003, il a dominé sans égal la scène de l'avant-garde de notre époque. » (Source : lelettrisme.com)

Note 6.
Cette phrase, qui conclut un portrait-hommage à Ivan Chtcheglov dans le film de Debord : In girum imus nocte et consumimur igni, est un détournement de l’épitaphe inscrite à la demande du poète anglais John Keats sur sa tombe du cimetière protestant de Rome : « Here lies One whose Name was Writ on Water. »

Note 7.
Alexander Trocchi — « enchanteur pourrissant », il faut quand même le dire — pour lequel Debord montrera longtemps beaucoup d’indulgence — indulgence qui procède d’une admiration certaine — ; et qu’il fera tout pour conserver dans l’orbite de l’I.S. aussi longtemps que possible. En vain. Trocchi était arrivé à Paris en 1952 où il avait fondé la revue littéraire anglophone Merlin. Junky impénitent, il meurt en 1984 des suites d’une overdose.

Note 8.
Jorn est né en 1914 et Debord en 1931. Ils avaient 17 ans de différence d’âge.

Note 9.
Son père meurt quand il a quatre ans.

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