vendredi 5 août 2011

Entretiens avec le Professeur X (Exercice de style) – Épisode 1

Prologue


Tout arrive avec le temps. Tôt ou tard. C’est une question de moment : kaïros. Ainsi, j’avais finalement trouvé un éditeur — ou plutôt devrais-je dire que c’est lui qui était venu me chercher. Après toutes ces années. Bizarrement, ce moment que j’avais vainement attendu pendant plus de dix ans, sans trop y croire, me laissait presque indifférent, à présent. Ce petit livre que j’avais mis des années à écrire, qu’on m’avait refusé partout, avait fini par être édité. Et je n’arrivais plus à m’y intéresser : il était trop loin de moi, déjà. Pourtant quand je l’ai relu, avant sa sortie, j’avais été étonné de voir à quel point j’avais réussi sans le vouloir à produire une œuvre pour ainsi dire au-delà (ou faut-il dire : en-deçà ; en tout cas « à côté ») de toute critique, tant l’adéquation de la forme au contenu obligeait à le prendre comme un tout ; à l’accepter ou à le rejeter en bloc — ce qui d’une certaine manière expliquait son destin singulier. De plus, la forme que je lui avais donnée, circulaire et spiralée, réclamait une lecture réitérée. Non qu’on ne pût l’aborder et le lire simplement de manière cursive ; mais la matière était faite pour être travaillée et la machine textuelle conçue pour emporter le lecteur, à chaque tour, dans un mouvement circulaire ascendant qui pouvait rapprocher plus ou moins du centre axial jusqu’à s’y confondre à la limite. Mouvement anagogique qui était en même temps une plongée catagogique à travers les différentes strates du palimpseste vers le fond obscur de toute parole — sachant que l’anabase doit être précédée d’une catabase : pour pouvoir monter au Ciel, il faut préalablement être descendu aux Enfers. Ainsi le texte lui-même était-il animé d’un quadruple mouvement qui traduisait une circumambulation autour d’un centre dont elle pouvait rapprocher ou éloigner au fur et à mesure de la progression. Mais, c’est précisément tout cela qui avait été occulté ; et qui continuerait sans doute de l’être encore malgré le succès inattendu du livre. Nigredo : tel était le titre que je lui avais donné. Mais le processus de la nigredo était achevé ; et il fallait maintenant passer à la suite de l’opération.

Il y avait eu ces longues années d’apprentissage et de doute. De solitude, aussi. — « Quels que soient ton isolement et la solitude que tu ressent, si tu fais vraiment et consciencieusement ton travail, des amis inconnus viendront te chercher. » — Où l’on ne sait pas où on va ni si ce que l’on fait aboutira à un résultat quelconque ; ou à une catastrophe. Va-t-on d’ailleurs vraiment quelque part ? Non, finalement, il faut bien se rendre à l’évidence : on ne bouge pas — et on ne doit pas bouger ; parce que, quelle que soit notre position, on est forcément toujours centré. Le seul travail requis est un travail de conversion : une simple question de regard. Tout est là de toute éternité : il suffit de regarder pour voir.

Oui, j’avais erré longtemps — au sens propre comme au figuré — avant de me trouver « au centre de l’occasion » — que je n’avais, en fait, jamais quitté. J’avais beaucoup vécu dans les livres. Wittgenstein dit quelque part que « vivre dans un livre » ça doit bien signifier quelque chose ; c’est vrai : mais quoi ? Si cela signifie que l’on vit justement à travers un livre ce qu’on ne peut pas vivre dans la vie, à quoi bon. Si le livre n’est que le substitut misérable d’une vie qui est absente, il ne vaut pas mieux que cette pauvre vie qui a besoin d’un tel substitut. « Vivre dans un livre » n’a de sens qu’absolument ; et il faudrait alors écrire : vivre dans Le Livre parce qu’il ne saurait y avoir rien d’extérieur à ce livre où nous sommes écrits en même temps que nous l’écrivons. Mais qui est encore capable d’entendre de telles paroles ? Et dire qu’il y a des imbéciles qui trouvent que « la vie est un roman » : pauvre vie où nous vivons si peu et pauvre roman ! Pourtant la vie n’est-elle pas la valeur absolue ? Et il y a encore des tarés qui, à la suite de ce vieux salaud de Freud, osent parler d’une « pulsion de mort ». Il n’y a pas de « pulsion de mort ». Un vieux philosophe « intempestif » n’affirmait-il pas avec raison que s’il y avait un instinct de mort les hommes n’auraient pas si peur de mourir. La mort à proprement parler n’existe pas : ce n’est que le passage de la vie. — Cette parenthèse nécessaire pour stigmatiser la confusion qui règne chez ceux qui se prétendent des « modernes » ; voire des « post-modernes » : on n’arrête pas le progrès ; et qui croient « penser » librement. Comme s’ils en avaient les moyens ! Encore que, comme le disait un autre inactuel : « Il n’y a pas moyen de penser ; on pense immédiatement ou on dort. »

J’ai donc, disais-je, beaucoup trop vécu dans les livres. Et, comme tous les grands lecteurs, j’ai fini par écrire aussi. Non que j’en sois venu à me persuader que j’étais un « écrivain » ; au contraire, je pensais qu’un écrivain digne de ce nom devait être appelé : avoir la vocation, comme on dit ; mais je n’entendais pas grand chose. Et dans la pléthore de livres mis annuellement sur le marché, il y a peu d’élus, comme chacun peut s’en convaincre sans peine, peu de stigmatisés : où sont-ils donc passés les « horribles travailleurs » ? On ne voit partout que « mains à la plume » stipendiées — et voilà qu’elles se mettent à tripoter la « souris », à présent !
J’écrivais à mes moments perdus — et j’en ai perdu beaucoup ; pourtant j’ai peu écrit : quelques sentences qui se voulaient définitives, griffonnées au coin d’une table de bistrot — et aussi, il faut bien que je le confesse, une série de « méchantes » lettres que j’envoyais à différents journaux quand un des articles qu’ils publiaient « m’interpellait », comme on dit chez les médiatiques. C’étaient ce qu’on pourrait appeler des exercices de style ; faits en pure perte. C’est ainsi qu’il m’est arrivé de correspondre avec la critique littéraire d’un grand quotidien du soir ; puis avec un « grand écrivain — quoique dans ce cas on puisse difficilement parler de « correspondance », puisque l’imbécile  ne m’a jamais répondu — qui se piquait de « critique radicale » de la société. Qu’importe, ce n’était, après (et avant) tout, qu’un jeu — et je me suis bien amusé.

Et voilà qu’après toutes ces années mon petit livre oublié connaissait un succès inattendu et pour tout dire assez peu compréhensible au regard des critères de réussite qui ont cours dans ce « petit milieu » — et dans les autres aussi bien — ; un succès qui, pour la première fois de ma vie, me mettait en situation de ne plus avoir à travailler pour gagner ma vie. J’étais donc un homme libre ;  c’est-à-dire que je pouvais disposer de mon temps comme bon me semblait : il n’y a pas de liberté plus grande.

Bien sûr, le succès tardif d’un parfait inconnu dans le petit monde des lettres excitait les curiosités. Il ne se passait pas un jour sans qu’on me proposât une interview ou une invitation à venir m’exprimer ici ou là. J’avais prévenu mon éditeur que je me refusais absolument à jouer ce jeu-là. Personne n’avait donc pu m’interroger, ni me voir. Jusqu’au jour où, sur mon répondeur, une voix féminine me proposant ce qu’on m’avait déjà proposé cent fois : à savoir un entretien, retint mon attention — à vrai dire ce n’est pas tant sa voix que le nom de la personne : il s’agissait de « ma » journaliste, celle avec qui j’avais correspondu et qui avait daigné me répondre à une ou deux reprises. Je lui fis savoir immédiatement que j’acceptais. Je savais que la dame n’était pas de la première jeunesse. D’après les renseignements que j’avais pu glaner dans le « petit milieu », elle avait la réputation d’être une croqueuse de « jeunes pousses » littéraires — qui se révèlent bien souvent n’être que des fruits secs. — ; mais elle était plutôt attirée par les « belles plantes » — même quand celles-ci n’étaient plus en fleur. Côté cul, elle était donc naturellement orientée vers les personnes de son sexe. Mais si elle préférait caresser la chatte, elle était loin de cracher sur la pine. J’avais donc toutes mes chances.

Rendez-vous fut pris. Elle acceptait de me rencontrer sur mon propre terrain ; ce qui l’obligeait à quitter la capitale — et donc ses repères familiers — pour quelques jours. À moi d’en tirer le meilleur parti.


(À suivre)

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