dimanche 7 août 2011

La Conférence de l’Institut de Préhistoire Contemporaine – FIN

[Ce Commentaire venait clore la publication des « minutes » de la Conférence de l’IPC. Il a été publié initialement à la suite du dernier épisode sur le Debord(el).]


Un costard pour l’hiver



1. Prendre les mesures de la « chose »

Yves Tenret faisait remarquer que les propos tenus par Voyer à la fin du dernier épisode de sa transcription de la Conférence de l’IPC (Paris, 1983), méritaient une attention particulière. Effectivement.

Ecoutons le maestro dans ses œuvres : « Noyé : Quand Yves dit : “Pourquoi pas une secte ? Un groupe terroriste ?” Moi je pense : Pourquoi pas une organisation féodale ? Pourquoi pas la Table ronde ? Je ne suis pas contre les clans, je trouve ça très beau. Toutes les sociétés orales sont organisées comme ça. Retournons au clan. » ; plus loin : « Ornas : Un clan ne peut être transformé. Noyé : Non ! Le clan ancien est inamovible. C'est l'exacte reproduction du même. Je fais appel à des notions anciennes, figées, traditionnelles. J'y fais appel parce que je n'ai pas d'autres notions pour l'instant. C'est du vécu. J'ai appartenu à des clans, à cette vieille France qui se retrouve dans les forêts pour des chasses à courre. On papote. Il y a cette force, cette nostalgie, cette intensité du vécu. ».

Voyer, déjà Mis à nu théoriquement, se dévoile ici plus intimement encore. Il expose à son public comment il conçoit la communauté. Et il donne comme modèle la Table ronde. On sait que la chevalerie du moyen âge, la quête du Graal par des Princes Vaillants sont des thèmes récurrents dans l’imagerie debordienne, depuis sa folle jeunesse lettriste internationale jusqu’au film testamentaire du vieux révolutionnaire aigri : In girum etc.

Ce n’est là qu’un des nombreux points de contacts qui unissent les deux « frères ennemis ». Il n’est pas inutile d’insister sur cette notion de fraternité qui est centrale dans l’IS — et qui reste pertinente en ce qui concerne Voyer versus Debord. Jean-Marie Apostolidès aborde ce thème plus en détail dans Tombeaux de Guy Debord, qui reste à ce jour l’un des meilleurs livres écrit sur le personnage (et sur le rôle très sous-estimé de Michèle Bernstein auprès de son chevalier servant sur lequel elle exerçait un coaching non négligeable). Il y note également l’importance de l’imagerie chevaleresque chez Debord.

On voit à quel point les propos de Voyer sont consonants avec ce thème de la chevalerie errante chez Debord — et on verra par la suite que le parallèle entre les deux « frères d’arme » ne s’arrête pas là.

Revenons à la « communauté ». Jean-Michel Mension fait déjà remarquer que le « groupe » pour Debord, ne pouvait être q’un petit groupe : « […] y peut pas être dans un groupe qui dépasse, je sais pas… Vingt personnes c’est déjà trop, faut en exclure ; faut que ça soit effectivement le petit groupe. Alors avec quelques centaines de situationnistes, c’était… c’était l’affolement, c’était affreux ; fallait fuir — et il a fui : il a eu raison. » Et on verra Debord, qui dès le début privilégiait les « amitiés particulières » au sein de ce « petit groupe », évoluer avec le temps vers la « relation exclusive » dans sa recherche d’un alter ego. Il y aura eu Vaneigem, à la belle époque de l’IS triomphante ; puis ce sera Sanguinetti dans la phase de décomposition ; jusqu’à la rencontre avec Lebovici — dont Voyer fut l’initiateur, il ne faut pas l’oublier — en qui Debord semble effectivement avoir trouvé un « égal » avec qui il pourra établir enfin cette relation fraternelle quasi gémellaire qu’il recherchait. L’idylle s’interrompit brutalement — comme on sait. À partir de ce moment-là il ne voudra plus s’entourer que de « fidèles » — qui auront su se faire accepter.

Ralph Rumney dit à propos de Debord : « Guy souhaitait trouver des égaux ; mais c’est lui qui devait décider qui était égal à lui […] » — et de toute façon, il était plus « égal » que les autres. Le cas de Voyer est similaire. Il fut un temps l’égal de Debord — du moins il a pu le penser — ; mais comme le note encore Rumney de Debord : « […] dès que quelqu’un manifestait une capacité intellectuelle ou d’analyse, ou d’activité comparable à la sienne, bon il lui laissait faire un peu et puis : crac ! C’était une des une des choses les plus ambiguës de Guy. ». Voyer était devenu l’homme de confiance de Debord ; mais dès que celui-ci a découvert que sa confiance avait été mal placée — c’est « l’affaire du producteur du Spectacle », antérieure à l’autre « affaire » qui sera fatale à Voyer —, il est tout à fait plausible qu’il en ait profité pour se débarrasser de quelqu’un que ses qualités et ses capacités contribuait à faire apparaître de plus en plus comme un rival.

La place qu’occupe Voyer dans cette histoire est de fait assez particulière. Il n’a jamais formellement fait partie de l’IS ; mais il a fréquenté « le groupe » — et surtout Debord — sur une longue période qui va de l’avant-68 à « l’affaire de la Correspondance Champ Libre ». Il n’a donc jamais été vraiment intégré à ce petit groupe quand celui-ci existait encore — et sans doute ne souhaitait-il pas l’être — ; mais il était devenu le bras droit de Debord après la liquidation de l’IS et il était celui qui avait trouvé Champ Libre pour celui-ci quand il cherchait une nouvel éditeur pour La Société du spectacle. Il était donc en excellente position pour prendre une place importante dans « l’affaire » — voire la première, le nomment venu : devenir le maître sans égal. C’est tout cela qui va se trouver remis en question par sa faute. Nous touchons là au nœud du problème.

Voyer a assisté à la déconfiture de l’IS. Il sait à quoi s’en tenir quant à la version triomphaliste qu’en présente Debord dans La Véritable scission. Yves Tenret pense que Voyer ne voulait absolument pas fonder une troisième IS en 1983 — malgré le titre qu’il a donné à son livre — ; mais qu’il voulait liquider les séquelles d’une époque révolue et qui ne reviendrait plus : telle aurait été le véritable but de cette réunion — et si cela est vrai, on peut dire que ce fut une réussite.


2. Premier essayage

Si on revient aux déclarations de Voyer-Noyé précédemment cités ; et particulièrement à celle-ci sur le clan : « Le clan ancien est inamovible. C'est l'exacte reproduction du même. Je fais appel à des notions anciennes, figées, traditionnelles. J'y fais appel parce que je n'ai pas d'autres notions pour l'instant. » ; on s’aperçoit de deux choses : son idéal communautaire n’est pas vraiment la Table Ronde — trop égalitaire dans l’élitisme et donc difficilement praticable — mais quelque close de beaucoup plus ancien : le clan, auquel il faut revenir ; et auquel on doit nécessairement revenir faute de mieux — « je n'ai pas d'autres notions pour l'instant » : c’est-à-dire : il n’y a pas de concept de la communauté : il faut le penser pour la fonder.

Et quel peut bien être ce « clan » auquel il faut faire retour ? : c’est la « horde primitive » chère à « ce vieux salaud de Freud », avec son mâle dominant, où règne le droit du plus fort — en fait du plus intelligent ; et celui qui est le plus intelligent est forcément le plus fort. Ecoutons Voyer, on s’y croirait : « Je fais appel à quelque chose de très fort, qui me plait beaucoup, que j'aime, que je recherche. Entre Véronique et moi, il n'y a pas de hiérarchie. Il y a cette chose forte. On a une relation clanique. Ça n'a ni solidarité obligée, ni rigidité ni rien et ça a ça de moderne que ça peut disparaître un jour. » À Joan qui lui réplique : « C'est de la complicité. », il répond : « Oh ! C'est plus ! C'est violent, c'est explicite, ça n'a pas recours au mythe. Je recherche cette violence. J'en manque ! » ; et plus loin, encore : « J'ai soif de cette violence, de ce lien. ». Et il fait cet aveu étonnant — pas si étonnant que ça d’ailleurs au vue de ce qui précède — : « Je suis un chasseur, je suis à l'affût et le temps est sans limite. Depuis le début, comme un tigre, j'attends pour bondir. Cette tension, ce guet, je veux vivre comme ça tous les jours. En 30, 35 ans de vie active, j'ai assisté à de nombreux débats et cette fois-ci, je me suis dit “Je ne veux pas assister encore à un de ces débats où n'apparaît pas cette chose forte que je ne trouve que chez les militaires, les parachutistes, les nazis, les hobereaux, les chouans et tout ça.” Les débats théoriques m'emmerdent. » « Ce vécu ! J'ai essayé de le guetter, d'y mener, de le provoquer. S'il n'apparaît pas, je ne serais pas déçu, je serai content parce que pour une fois, j'aurai imposé mon “je veux ça ou rien”. Dans l'Internationale situationniste, il n'est jamais rien arrivé, c'était la super misère. » C’est ce qu’on appelle mettre les points sur les « i ». Mais à côté de cette vision profondément rétrograde — et régressive — de la communauté présentée par Voyer, il faut mettre en parallèle son autre grande référence ; la démocratie grecque ; c’est-à-dire, il ne faut pas l’oublier, la démocratie des maîtres assise sur l’esclavage — et quand Voyer se laisse aller à la nostalgie — ou à la vision — d’une société véritablement démocratique, c’est bien de cela qu’il s’agit.

Aussi devant cette assemblée qu’il a lui-même réuni, il peut bien évoquer le Banquet de Platon, il sait bien au fond qu’il n’a en face de lui qu’un ramassis d’esclaves. Et on comprend mieux pourquoi, il accueille Tenret comme le messie — pas celui qui vient délivrer les esclaves ; mais celui qui vient le délivrer, lui, des esclaves — ; celui-ci par son intrusion et ses interventions intempestives va lui permettre de quitter cette galère calamiteuse, qu’il avait pourtant affrétée, de la meilleure façon possible : en la sabordant — peut-être avait-il même prémédité la chose — c’est-à-dire en renvoyant tous ces minables à leur misère (essentielle et existentielle) pour pouvoir enfin se retrouver seul avec un « sujet important » : lui-même. Pourtant comme il est difficile malgré tout de rester continuellement seul face à soi-même — surtout quand on est un bouillant génie —, Voyer va « adopter » Yves Tenret — et quelques autres — qu’ils accueillera « généreusement » chez lui pour égayer sa solitude, à Paris d’abord, puis dans le Bas Château où il s’est retiré. Ce genre de relation ne peut fonctionner que tant que chacun y trouve son compte. C’est Voyer qui va se lasser le premier et chasser son « cher bouffon » — au bout de dix-sept années tout de même. Après tout, n’était-il pas le seul maître des lieux ? Et des bouffons il en trouverait d’autres.

Depuis Voyer, comme le vieux Debord, ne s’entoure plus que de « fidèles » c’est-à-dire de sous-fifres qui ne risquent pas de venir lui porter la contradiction. Au premier rang de cette petite domesticité, il faut évidemment citer le « fidèle des fidèles », j’ai nommé Karl von Nichts, son éditeur attitré et son plus farouche partisan. Il faut préciser que ce n’est évidemment pas Voyer qui est venu le chercher, c’est l’autre qui a été à lui et s’est fait admettre. Fallait-il que Voyer soit démuni pour en faire son plus proche « collaborateur ». Il faut reconnaître que cela ne coûte grand chose à sa « générosité » — à part d’arroser le zélote de temps à autre lors d’une petite sauterie au Château — tant le serviteur est flatté de travailler gratuitement — gratis pro deo — pour un tel maître ; et l’idée ne l’effleure même pas qu’il pourrait bien être l’imbécile (de Strasbourg) de l’histoire ; qu’on se sert de lui comme on a pu en utiliser d’autres ; et qu’on lui signifiera à lui aussi son congé sans autre forme de procès le moment venu — il a d’ailleurs déjà eu à subir l’ire de la châtelaine qui l’a mis une première fois à la porte parce qu' avec ses gémissements perpétuels, il leur foutait le cafard — surtout au maître des lieux d’ailleurs — ; mais il ne semble pas en avoir pris ombrage puisqu’il continue vaillamment son service comme si de rien n’était — ; et que tout ça finira par un coup de pied au fondement — ce qui, en tout état de cause, est un résultat.


3. Quelques retouches

Que Voyer soit ce qu’on appelle une « tête » — et un pamphlétaire hors pair —  est une évidence pour qui le lit. Mais qu’il soit un « génie tout court », comme le croit mordicus son éditeur, est une chose que je laisse à la postérité le soin d’établir. Par contre, je suis persuadé que s’il se mettait au roman, Voyer pourrait facilement arriver au niveau d’un Houellebecq. Mais quelqu’un comme Voyer se situe d’emblée au-dessus de ces vanités. Il respire l’air des cimes. Et s’il aspire à être reconnu c’est comme le critique des « raisons impures » de ces siècles mercantiles ; le prophète (de malheur) de ces temps d’apocalypse dont il se veut l’un des chevaliers. Il faut reconnaître que de ce côté-là il ne se débrouille pas trop mal — littérairement parlant, s’entend — même si la « mauvaise pensée » qu’il brandit à tout bout de champ est une arme à double tranchant qui finit par se retourner contre celui qui en abuse par un usage immodéré.

Mais revenons à notre troupeau de moutons, rassemblés par le « tigre » dans un gymnase de kiné en sous-sol, à Paris, en plein été, pour fonder une nouvelle Athènes.

Après avoir examiné le 6ème et dernier épisode du compte-rendu de cette Conférence de l’IPC — il faut toujours prendre les histoires par la fin ; ça fait gagner du temps —, nous examinerons l’épisode 5. Entrons immédiatement dans le vif du sujet et écoutos Voyer-Noyé : « Nous n’arrivons pas à une confrontation qui atteint sa maturité, son plein exercice. Il y a des oppositions, des conflits mais pas de confrontation. » ; et à Dynamite (alias le petit frère de Raphaël Pallais alias Paolo) qui ne comprend pas et qui s’interroge : « Une confrontation clarifiée comment ? » ; Voyer assène : « Front contre front ! Avec des fronts qui sont conscient d’eux-mêmes, qui sont fondés. Contrairement à l’Orangerie ou au Jeu de Paume, dans notre assemblée les gens y sont par leur volonté individuelle et non pas par la volonté du peuple. Quand la Gestapo ou les SS enfermaient 30 juifs dans une pièce en attendant de les enfourner dans un wagon, ce n’était pas une assemblée. Nous sommes donc une assemblée mais pas une confrontation. Il faut vraiment respecter les mots aussi violent et inventif qu’on puisse se montrer avec eux. Il faut toujours chercher la précision absolue. Notre assemblée a déjà un avantage sur beaucoup d’assemblées, c’est qu’elle n’a pas de but défini, d’objet défini. L’un des buts pourrait être d’établir, avec une certaine permanence, une confrontation […]. » Il ne saurait être plus brutalement clair : il cherche la « confrontation » ; mais la confrontation avec qui ? Évidemment avec ceux-là mêmes qui se trouvent face à lui ; à qui il précise que le principal avantage de son assemblée sur toutes les autres c’est précisément « qu’elle n’a pas de but défini, d’objet défini » — ce qui lui laisse effectivement une grande liberté. On pourrait comprendre que cet « avantage » est l’avantage de l’ouverture ; mais ce se serait une erreur. Voyer ne recherche nullement l’ouverture ; il veut comme il va le dire explicitement par la suite, le confinement pour se rapprocher des conditions d’une « fusion nucléaire ». Et quand Brame (alias Pierre Brée) lui objecte que l’assemblée s’exposerait  alors à l’« explosion atomique » et à la « dispersion de tous ses éléments », il s’exclame extatique : « Non ! Ça doit... une grande lueur... Attention ! C’est raté ! La pile atomique se met à fondre. Il n’y a pas d’explosion donc destruction et transformation en plomb, en éléments neutres et pas dangereux, même s’il y a des rayonnements, même s’il y a des éléments très polluants qui sont volatilisés. Plus le confinement est bon et dure longtemps, plus la bombe est propre. Si ça rate, il va y avoir du plutonium projeté partout, des individus épars qui vont rentrer chez eux. Si ça réussit, une grande lueur va se produire. […]. Ici, j’essaie que ça ne fuie pas, qu’il n’y ait pas d’échappatoire […]. » et encore : « Pour la réussite de la déflagration qui est une explosion à basse énergie, une petite amorce de réaction qui projette des bouts de combustible nucléaire partout, qui les propulse sous forme de gaz qui vont empoisonner l’humanité entière, sans que la grande lueur soit apparue. Mais je suis satisfait dans la mesure où je crois que c’est la première fois au monde qu’un tel dispositif a été inventé. Il y a des psycho-drameux qui voudraient faire la même chose mais chez eux ça rate parce que ces fumiers n’ont pas le dispositif... » Bref, ce que Voyer veut c’est une explosion « propre » qui jetterai une « grande lueur » sur ce pauvre petit monde — et incidemment sur le grand — qui serait par la même occasion volatilisé au cours de l’expérience.

À ce moment-là les choses sont on ne peut plus claires : il n’y a aucune échappatoire possible pour les sujets de son expérience de « physique amusante ». Et quand Dynamite totalement à côté de la question lui réplique : « Cette énergie peut être aussi celle, domestiquée, d’une centrale nucléaire. », il lui envoie un : « Moi, je suis pour la grande lueur. » définitif qui est une proclamation de foi nihiliste manifeste qui semble pourtant être passée inaperçue des participants de cette petite « sauterie ». Mais il ne donnera la véritable mesure de ce nihilisme que bien des années plus tard dans sa Diatribe d’un fanatique par laquelle il accueillit avec un enthousiasme manifeste l’attentat contre le World Trade Center ; quand son ami Nabe (dit le Nabot) n’y verrait, plus modestement — une fois n’est pas coutume —, qu’une « lueur d’espoir » — comment peut-on d’ailleurs être aveuglé par « une lueur » au point de voir ne serait-ce que l’ombre d’un espoir dans ce carnage ; et de quel espoir peut-il bien s’agir si ce n’est celui de s’anéantir ?


4. Intermezzo teorico

À ce stade de la confection, nous nous accorderons un moment détente pour considérer notre ouvrage avec un peu de recul et en avoir une vue d’ensemble. Et nous en profiterons également pour examiner de plus près le rapport à l’IS de cette assemblée de dupes que fut la Conférence de l’IPC — ce qui ne nous éloignera pas du sujet.

En effet, il ne faut pas oublier que la référence centrale autour de laquelle tourne tout ce petit monde — Voyer en tête — est l’IS et Debord ; ou plutôt l’inverse, tant il est vrai que l’IS s’est trouvée rapidement identifiée à son fondateur-liquidateur — souvent à tort. On connaît les déboires de Voyer avec son alter ego et on sait comment il en est venu à faire de cette mésaventure son cheval de bataille dans la croisade qu’il a lancée contre le camp « marxo-situationniste » retranché dans le Champ libre que, comble de l’ironie, il avait lui-même trouvé pour Debord — Champ Libre dont il fut, soit dit en passant, l’employé zélé jusqu’à la fameuse « affaire » qui lui vaudra son expulsion. On comprend donc que Voyer reconsidère rétrospectivement la chose sous un œil peu favorable. Mais on lui laissera qu’il devait déjà jeter un œil — à moins que ce ne soit l’autre — pour le moins critique sur l’entreprise subversive debordienne. Cette histoire de conspiration d’« égaux » — qui était aussi une confrontation d’ego — dans le but de faire une révolution prolétarienne — une révolte d’esclaves (salariés) : qu’elle drôle d’idée ! — ; il se reconnaissait certainement plus dans le petit club select qui l’avait coopté et dont il se serait bien vu le prochain leader — vains espoirs. Vu sous cet angle l’affirmation d’Yves Tenret selon laquelle Voyer ne voulait rien fonder du tout — et surtout pas une troisième IS — en réunissant cette assemblée débile est plutôt pertinente. Pourquoi Voyer aurait-il voulu prendre la suite d’une organisation tellement calamiteuse qu’il avait fallu la dissoudre de toute urgence pour l’empêcher de sombrer plus visiblement dans le ridicule ?

Le jugement de Voyer sur l’IS est d’ailleurs sans appel : « Dans l'Internationale situationniste, il n'est jamais rien arrivé, c'était la super misère. » ; et plus loin : « L'Internationale situationniste était totalement vide, leurs relations et leurs dernières réunions étaient totalement ennuyeuses. Alors pour relancer ça, de temps en temps, ils excluaient quelqu'un. ». Il aurait pu ajouter : jusqu’à ce que Debord foute tout le monde à la porte et qu’il finisse par se retrouver seul — ce que Voyer va réaliser pour sa part d’un seul coup et en bloc sans même avoir eu besoin de s’encombrer d’une organisation souvent difficile à contrôler et qui plus est inutile.

Il complètera ce jugement par la suite en affirmant de façon péremptoire : « C’était le projet de l’Internationale situationniste d’avoir pour objet immédiat leur manière d’être ensemble et ils ont toujours failli, failli, failli. Ils voulaient la révolution tout de suite. Ils ont tranquillement failli pendant dix ans là-dessus tout en le sachant. Debord le reconnaissait : on n’a jamais réussi à dériver, on n’a jamais construit de situation, disait-il. Et je pourrais vous en raconter d’autres, de ses faillites ! », qui a valeur de condamnation et par laquelle il règle vite fait son compte à l’IS.

Il prendra soin aussi de faire ressortir par contraste la supériorité supposée de sa propre assemblée : « Dans l’Internationale situationniste, certains membres disaient que d’autres membres étaient des cons. Pas chez nous ! » À l’affirmation de Joan : « Est-il désirable qu’on soit tous d’accord ? Qu’il y ait un jugement officiel de la conférence ? […]. On n’est pas obligé d’être d’accord sur tout. », il répond : « Surtout que ce n’est pas implicite. Dans l’Internationale situationniste, c’était implicite. » ; ce en quoi il a parfaitement raison : les membres de l’IS, une fois qu’ils avait été coopté se voyaient reconnaître ipso facto une qualité et des capacité égales — ce qui était évidemment loin d’être le cas — jusqu’à l’exclusion qui tombait alors comme un couperet sur la tête du malheur disgracié.

« À la Sorbonne, en 68, ils disaient : “Bordel, quelle merde cette assemblée, tous les jours elle change d’avis, elle désavoue le comité qu’elle a élu la veille.” Mais ce n’était pas une assemblée ! Ce n’était jamais les mêmes gens. C’était des passants. Il n’y avait aucun confinement. Ici, il y a une espèce de masse critique qui ne peut pas s’échapper. » Retenons que pour Voyer une assemblée démocratique — par la suite, il n’aura pas de mots assez durs pour fustiger cette prétendue démocratie directe où les délégués sont révocables à tout moment — dont les membres peuvent être amenés à changer n’est pas une assemblée. Nous en revenons donc à cette intéressante idée de « confinement » par laquelle il affirme à la fois la qualité supérieure de sa Conférence et explique en même temps l’échec situationniste : « Dans l’Internationale situationniste, le confinement a raté. Ça a fuit. Dès le début... Ici, j’essaie que ça ne fuie pas, qu’il n’y ait pas d’échappatoire. C’est pour ça que mercredi quand la réaction commençait, je criais : “démocratie, démocratie !” Il y a un dispositif qui existe et qui fonctionne assez bien. » — la notion que Voyer a de la démocratie lui étant, nous l’avons dit, particulière.

C’est également le cas de l’idée qu’il se fait de « l’expérience ». Il peut ainsi balayer en une phrase celle qu’ont tenté les situationnistes et qui aura quand même duré quelques années, au profit de celle qu’il est en train de mener avec ses cobayes volontaires depuis une bonne semaine : « L’Internationale situationniste voulait vivre expérimentalement et ils n’ont jamais été capables de le faire. Depuis 8 jours, nous ne faisons que ça. Ne nous plaignons pas que cela soit trop expérimental. » — Rétrospectivement ce « trop » est assez savoureux.

Et l’affirmation enthousiaste d’un certain Herzog selon laquelle : Dans l’ordinateur, il y a tout, le travail et les loisirs. Le travail chez soi ! », va permettre à Voyer de donner cette remarquable définition qui synthétise en une formule le caractère éminemment « révolutionnaire » de l’ordinateur : « C’est l’Internationale situationniste en plus avancé. » — Voyer avait vu venir la « révolution » informatique et s’y intéressait de très près ; ce qui l’a d’ailleurs fait (bien) vivre pendant de nombreuses années.

Yves Tenret se posera vainement en avocat de « l’aventure situationniste » en récusant le constat de faillite fait par Voyer. Celui-ci lui opposera systématiquement une fin de non recevoir. Cet échange où s’opposent deux points de vue diamétralement opposés mérite d’être cité dans sa quasi totalité.

« Yves Tenret : Mais dans cette faillite n’ont-ils pas produit un certain nombre d’objets de pensée et d’événements plus intéressant que bien des gens qui par rapport à leur propre programme n’ont jamais failli ? » ; « Noyé : Je suis entièrement d’accord avec ça. » ; « Y. T. : Donc l’insatisfaction est une méthode ! Ce serait aberrant que l’Internationale situationniste ait réussi à construire une situation qui marche. Où ? Dans quelle île déserte ? » ; « N. : L’Internationale situationniste aurait pu être une situation construire. » ; « Y. T. : Elle l’a été. » ; « N. : Non ! » ; « Y. T. : Elle a fonctionné ! » ; « N. : Non ! » ; « Y. T. : Elle a produit des textes, des idées. » ; « N. : Oui ! Le monde produit mais il n’est pas construit. Pas construit par nous. La production n’existe pas. Tout ce qui est produit est produit par le monde c’est-à-dire par la communication. L’Internationale situationniste ne s’est pas auto-construite, elle ne s’est pas auto-définie en permanence. Ils ont eu une très grande efficacité, produit bien des choses mais les séquelles surgies après la disparition de l’Internationale situationniste proviennent de sa non-construction. » ; « Y. T. : C’est cela même la négativité. Ils sont restés vivants entre 57 et 68 parce qu’ils étaient dans la non-réussite. C’est leur réussite en Mai 68 qui les a tués. » ; « N. : Du point de vue de cette assemblée, ils n’étaient en rien différents du vieux monde dans son ensemble. » ; « Y. T. : Si par la qualité de leurs frustrations. » ; « N. : Les bolcheviques aussi. » ; « Y. T. : Ils ne sortaient pas frustrés de leurs réunions. » ; « N. : C’est vrai que les situs étaient frustrés. Debord me l’a dit. Ils ont même publié des autocritiques. Elles sont restées stériles. C’est à nous de réussir là où ils ont échoué. » ; […] « Y. T. : Ils ont dressé leur propre bilan mortuaire. » ; […] ; « N. : Ils étaient des ennemis du sacrifice mais ils se sont sacrifiés quand même. C’est triste de voir ce que Debord est devenu. C’est quand même important de réussir ou de faillir sur ce point. Supposons même qu’en ce moment, en échouant sur le but, là, explicite, but qui semble être le nôtre actuellement, nous entraînions la mort d’un million de nos ennemis, ça n’empêchera pas que nous ayons failli sur notre but qui est, dans le cas présent, d’être satisfait de notre conférence, de connaître enfin la satisfaction ! » Quand Voyer semble déplorer ce que « Debord est devenu », il ignore encore qu’on pourra dire la même chose à son sujet — toute proportion gardée, il s’entend.

Il ressort de tout cela, que la référence constante à l’IS et la constitution d’une organisation similaire qui lui succèderait, n’étaient en fait que le leurre nécessaire à rassembler le nombre de participants dont Voyer avait besoin pour sa Conférence — tous ces braves bêtes ressemblaient d’ailleurs fort à ce que Debord nommait avec mépris les prositus. Et qu’ils soient accouru à cette convocation de Voyer, montre suffisamment qu’ils se voyaient bien dans le rôle de membres fondateurs d’une nouvelle IS dont Voyer serait le nouveau Debord. Ils ignorait que celui qui leur était assigné par Voyer qui, pour sa part, avait plutôt choisi celui d’anti-Debord, serait celui beaucoup moins glorieux de « matière première » dans une « expérience de confinement » dont personne ne sortirait indemne — Voyer fait quelque part nommément référence à un film de Bunuel : « J’ai placé dès le début cette conférence sous le signe de “L’Ange exterminateur” » — ce qui aurait dû les alerter.

On notera pour finir — et pour s’en amuser — à quel point l’ombre de tutélaire de Debord planait sur cette assemblée ; au point de pousser certains de ses membres à dénoncer l’intervention de Tenret comme celle d’un agent provocateur mandaté par le machiavélique personnage pour saboter cette belle chose qu’était leur Conférence. Ainsi Sadoc éructant : « C’est un provocateur [Yves Tenret] envoyé par les flics ou par Debord pour saboter notre conférence. C’est pour ça qu’il s’est saoulé, pour se donner du courage, pour assumer ce qu’il devait faire. On ne peut pas le laisser repartir en pensant qu’il peut venir ici et insulter les gens... » ; et la bien nommée Mme Maniaque (alias Mme Yves Le Manach) : « C’est un provocateur envoyé par Debord ! »


5. Envoyez, c’est taillé

Pour finir, il faut dire un mot de la réception des minutes de cette Conférence telles qu’Yves Tenret les a restituées. Ce fut généralement la déception. Mais à quoi s’attendait-on donc au juste ? Les Conférences de l’IS — si l’on veut comparer — étaient principalement destinées à discuter de questions théoriques entre « égaux » ; et accessoirement à faire le ménage dans l’organisation quand cela devenait nécessaire. Il n’y avait jamais de relation écrite de ce qui se passait off. Le seul document qui s’en rapproche — encore qu’il soit pour une large part théorique et qu’il s’agisse d’un échange de correspondances — et qui donne une idée de l’ambiance, est le Débat d’orientation de l’ex-internationale situationniste, publié par le Centre de Recherche sur la Question Sociale de Denevert.

La Conférence de l’IPC, même si l’aspect théorique n’y est pas absent, se voulait en principe une « assemblée constituante » — pourtant Voyer lui-même fait ce curieux aveu : «  Les débats théoriques m'emmerdent ! » ; et sa compagne Dominique (alias Véronique) glapit à un moment : « Vous pensez avec votre tête, moi avec ma tête et mon cul ! Je ne sais pas parler, je ne suis pas une théoricienne. J’en ai rien à foutre ! Je n’ai jamais pu lire l’Internationale situationniste. Ça m’a toujours fait chier !  […] Pour moi c’est une bande de connards. Ils insultaient les gens, ça c’est bien mais leurs discours me font chier ! »

Mais on a vu que la constitution d’une nouvelle organisation révolutionnaire était un alibi. On assistera en fait à une sorte de psychodrame frénétique qui virera à la foire d’empoigne et au règlement de compte à partir du moment où Yves Tenret entre en scène. Et faut insister encore une fois sur le fait que Voyer fut le premier ravi par la tournure que prirent les choses à partir de ce moment-là  — même si a priori on peut penser qu’il n’est pas l’initiateur de cette intrusion salutaire.

Alors, qu’attendaient donc les lecteurs tardifs de ces textes qui leur revenaient à présent d’un autre temps « que les moins de |cinquante] ans ne peuvent pas connaître etc. » ? La plupart d’entre eux ne connaissent Voyer qu’à travers son site où, s’il l’on en croit l’intitulé de celui-ci, il s’amuse sous le nom de Ripley (play it again Rip !) ; et ils ne connaissent ainsi que le second Voyer : l’anti-Debord furioso. Et ce qui les intéresse chez celui-ci c’est un « style » — sa manière rentre-dedans, sa hargne de dernier des Mohicans post-situ que rien n’apaise, qui ne respecte rien ni personne — du « mauvais penseur » définitif qui considère que le monde est essentiellement mauvais et que pour le faire disparaître tous les moyens sont bons.

D’autres, un petit quarteron de fidèles fanatisés, adhèrent totalement au parti du Maître du Bas Château, comme les morpions qu’ils sont ; et se régalent de ses « plaisanteries fines » et de son cynisme convenu — qui n’est rien d’autre qu’un conformisme à l’envers ; un pseudo-cynisme qui aboie d’autant plus fort qu’il est incapable de mordre autre chose que sa queue. Ils ne sont que les chiens couchants — et couchés — de ce « maître »-là. Ils n’auront pas de postérité. On ne se souviendra d’eux que comme ayant été les vilaines bêtes d’un « mauvais » maître.

Quant à Voyer l’atrabilaire, que peut-il faire d’autre que continuer à cracher vainement son venin par la voie électronique, retranché qu’il est dans son Bas Château flanqué de géants de jardin, à siroter un Xème Dry Martini, avec à ses pieds ses fidèles nains de salon qui cuvent en buvant ses paroles — en attendant la FIN.


P.-S.

Il y aurait certainement beaucoup de choses à dire encore sur cette Conférence que Voyer aurait sans doute préféré voir rester dans l’oubli ; mais j’en resterai là. On me reprochera à coup sûr d’être de parti pris : certes. Mais il n’entre nulle malveillance dans mon propos. Que ceux qui trouveraient cependant quelque chose à y redire le fassent. Je ne manquerai pas de leur répondre comme ils le méritent.

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