jeudi 4 août 2011

L’Orpailleur : Fragments – Épisode 10

14.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, un rayon de soleil oblique transperça le vitrage de la fenêtre et vint se planter juste au-dessus de sa tête. L’instant d’après, la lumière découpait un triangle éclatant sur le mur de la chambre. Il se leva et sortit. Le ciel était d’un bleu profond ; et dans la lumière crue du matin, la réalité excessive des formes tranchées était presque douloureuse dans son acuité, comme l’air vif giflant brusquement le visage au détour d’une rue.

Il remontait Weteringschans d’un pas rapide. Un coup de vent latéral, engendrant une zone de turbulence qui l’avait laissé dans l’expectative quant à la route à suivre, avait infléchi sa marche peu après son départ. Il avait dérivé jusqu’à un point de moindre résistance ; puis il était reparti droit devant.

Son regard flottait librement à peu de distance. Il marchait en aveugle ; comme un pilote rêveur perdu dans ses profondeurs qui se fie à certains automatismes pour faire les corrections de trajectoire nécessaires. Ainsi ne remarqua-t-il pas d’abord, quand, à la périphérie de son champ de vision, sur la gauche, commença de pénétrer la silhouette massive d’un grand bâtiment tricolore : le Paradiso. Lorsqu’il tourna la tête, il vit, terriblement proche, le corps peint de l’ancienne église où seul flamboyait le rouge, à un tel degré d’incandescence qu’il fut contraint de fermer les yeux et de s’éloigner au plus vite.

Il s’arrêta à Leidesplein, haletant. Devant ses yeux meurtris, interposé comme neige intempestive, achevait de mourir un vol de phalènes palpitantes. Il restait là, stupide. Machinalement il se mit en route, face au vent, désemparé, bifurqua dans Rosengracht, et entra dans le premier café.

À cette heure matinale, la salle était vide, à l’exception de quelques habitués déjà accotés au bar, qui le dévisagèrent au passage. Il se dirigea vers une table du fond, près de la fenêtre dentelée et il se laissa tomber sur la banquette qui couina comme un chien à qui l’on écrase une patte par mégarde. Instinctivement, il baissa les yeux, remarqua l’un de ses lacets défait qu’il renoua et, relevant la tête, aperçut le garçon qui le fixait : il demanda un verre de genièvre.

Posées à plat devant lui, ses mains fiévreuses s’imprimaient sur le tapis de table. Il avait la sensation d’un courant électrique de faible intensité lui parcourant le corps, qui ne se manifestait de façon nettement perceptible qu’aux extrémités des doigts qu’animait un léger tremblement nerveux : dans l’épaisseur du tapis, ils creusaient une série de figures géométriques ; et la surface malléable reprenait son dessin d’arabesques futiles sur la vieille trame usée.

Le garçon avait déposé l’alcool au bord de la table et attendait sans bouger, l’observant avec une telle insistance qu’il se sentit mal à l’aise. Il s’empressa de produire quelques pièces de monnaie ; mais celui-ci s’éloigna sans y toucher, se retournant à plusieurs reprises avant de rejoindre sa place derrière le bar. Un conciliabule s’engagea dont il ne pouvait douter d’être l’objet : il était le seul client à se trouver attablé — et la meute des regards le pressait. Il sentit une morsure lui déchirer les entrailles ; et il reconnut l’angoisse sans nom de la bête que l’on force. Il se leva, vida son verre d’un trait et se dirigea droit sur la porte. Une fois dehors, il se dépêcha de prendre le large. Son cœur frappait comme poing contre sa poitrine oppressée. Il repassa le canal qu’il suivit jusqu’à ce que, insensiblement, son pas se ralentît. Lorsqu’il s’arrêta, il était face à la gare. Pris dans le brassage de la foule — ceux qui partaient, d’autres qui arrivaient, ceux qui comme dans toutes les gares sont la à piétiner et qui n’iront jamais nulle part — il se laissa aller.

Le hall bruissait comme une forêt tropicale mystérieuse et pleine de danger, à travers laquelle il convient d’avancer avec d’autant plus de circonspection qu’il semble n’y avoir rien à redouter. Gilles se fraya un passage jusqu’au panneau qui annonçait les arrivées : D. avait peut-être pris l’un de ces trains ; mais il voyait bien, maintenant, que cela avait cessé de lui importer autant qu’il l’aurait cru. Il lui apparaissait qu’il devait plutôt faire le mouvement inverse. Il alla consulter les horaires de départ : « Bientôt. » murmura-t-il.

Quelqu’un l’aborda pour lui demander de l’argent. Il constata qu’il ne lui restait plus que quelques florins. Il abandonna ses dernières pièces dans la main du quémandeur et se dirigea vers le bureau de change. Comme toujours, il y avait foule au guichet. Il se résigna à prendre place dans la file. Pendant qu’il attendait, il avait remarqué, assise dans un coin, serrant un sac de plastique sur son ventre, une femme sans âge, dépenaillée, qui le regardait fixement. Puis ce fut son tour et comme il s’apprêtait à repartir, elle vint se planter devant lui, gesticulant et vociférant comme une furie ; elle s’agitait avec tant de véhémence, qu’il se fit autour d’eux un cercle de curieux qui les enfermait.

Dans le flot d’imprécations qu’elle lançait, il ne distinguait pas un mot. Il lui avait d’abord semblé reconnaître des sonorités qui rappelaient une langue slave ; mais il dut s’avouer qu’il ne s’agissait là d’aucun des idiomes qu’il avait pu fréquenter de près ou de loin. Et, il eut soudain la certitude, bien qu’il ne fît aucun doute que la malheureuse n’avait plus toute sa tête, qu’elle l’avait pris à parti pour un motif qu’il devait connaître, mais dont il ne se souvenait pas et dans un langage qui lui était incompréhensible précisément parce que son intelligence était liée à cet oubli.

Alors il rompit le cercle et s’en fut.

(À suivre)

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