dimanche 7 août 2011

L’Orpailleur : Fragments – Épisode 12

16.

Un vent espiègle jouait dans le Nieuwmark qui semblait l’attendre à chaque tournant de rue, tantôt lui ébouriffant les cheveux, tantôt le souffletant avec vigueur — ou bien il s’amusait à faire voler les pans de son manteau comme s’il avait voulu le faire gentiment sortir de lui-même, l’entraîner dans la légèreté primesautière de sa course.

Mais c’était un langage que Gilles avait encore du mal à entendre. Il avait froid. Il avait faim aussi. Et peut-être était-ce pour cela seulement qu’il tremblait. Il ne se souvenait pas d’avoir mangé de longtemps. Il entra au hasard dans l’un des nombreux restaurants asiatiques du quartier. C’était une salle exiguë, tout en longueur, où les tables réparties de part et d’autre d’une allée centrale étaient séparées par une cloison translucide qui constituait comme de petites alvéoles.

Cela faisait un bon moment déjà qu’il était installé, et personne ne s’était encore manifesté. Lorsqu’il se retourna pour jeter un coup d’œil furtif vers la porte de service qui s’ouvrait au fond de la salle — il vit alors qu’elle était vide — un vieil homme apparut dans l’entrebâillement. Il s’inclina avec un mince sourire et il fit un geste que Gilles interpréta comme une invitation à patienter ; puis il réintégra l’office.

Gilles se rassit docilement. Il se sentait inexplicablement apaisé. Il lui semblait respirer la même atmosphère de profonde sérénité qui se dégage de ces gravures anciennes où le pinceau de l’artiste, en quelques lignes épurées, a tracé des bambous penchés sur un étang lisse que coiffe la crête enneigée d’une montagne lointaine.

Sans qu’il l’ait entendu venir, le vieillard s’était approché avec un plateau chargé de nourriture qu’il avait fait glisser sur la table avant de s’en retourner. Il y avait là de quoi se restaurer simplement : du riz agrémenté d’un peu de viande et des légumes émincés, de la bière et un verre d’alcool odorant. Gilles avait mangé de bon appétit, comme cela ne lui était pas arrivé depuis une éternité. Puis il s’en était allé, heureux comme un enfant, de tout et de rien, de vivre aurait-on dit (6).

Ce n’est qu’un peu plus tard qu’il réalisa n’avoir pas réglé le prix de son repas. Il fit demi-tour, et retrouva sans mal le restaurant où il avait déjeuné ; mais il eu la surprise de constater que la petite salle était comble à présent ; et il eut beau s’enquérir du vieillard avec insistance auprès du jeune garçon qui faisait le service, celui-ci se contentait de le regarder d’un air d’incompréhension, lui répétant qu’il devait s’être trompé d’établissement, malgré ses dénégations réitérées, si bien qu’il finit par abandonner, pourtant convaincu qu’il n’avait pu faire erreur.

Gilles avait arpenté le quartier chinois en tous sens. Par acquis de conscience, il avait visité plusieurs autres restaurants, mais sans résultat. Il en revenait toujours au même point ; et l’évidence jusque là inaperçue vint le frapper, de la devanture étriquée, où grimaçait un Dragon d’Or qui lui renvoyait transfigurée l’image emblématique d’un passé désastreux.

Il avait attendu dehors que la clientèle se fût dispersée ; puis il était entré. Il avait retraversé la même salle déserte à nouveau, jusqu’à la porte du fond qu’il avait poussée timidement : la cuisine était vide elle aussi ; à l’autre bout, il remarqua une autre porte qui ouvrait sur une arrière cour où il découvrit le vieil homme occupé à vider les ordures : il en fut rassuré. Celui-ci n’avait pas l’air étonné de la soudaine apparition de Gilles devant lui, qui s’excusait de son oubli et se proposait de payer son dû sans plus attendre. Il le regardait en silence, et son sourire disait : « Ce n’est rien. » ; et sa main faisait le geste de refuser. Il s’avança vers Gilles et le prit par l’épaule pour le raccompagner, comme un ami de passage que l’on remercie de sa visite et que l’on s’en voudrait de retarder parce que l’on sait qu’il lui reste encore une longue route à faire.


6. L’affirmation de la vie comme valeur absolue est un acte de foi. Je n’ai pu en reconnaître la nécessité qu’enfermé dans l’abstraction glacée de la réflexion intellectuelle. Ce qu’il faut réaliser concrètement, c’est son affirmation pour soi, quotidiennement — briser le mur, se donner de l’air. Mais j’ai si peu de foi.

(À suivre)

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