lundi 8 août 2011

L’Orpailleur : Fragments – Épisode 14

19.

Dans le train du retour, il songeait à cette période qui avait précédé son départ de Strasbourg ; et il n’arrivait toujours pas à la circonscrire avec précision; Il se souvenait de l’atmosphère irrespirable à la fin, du climat de froide hostilité, des beuveries dont il ne sortait pour ainsi dire plus ; et au centre tranquille de cette confusion, il revoyait le beau visage de D., comme un abîme qui l’appelait — « À quoi bon Gilles. » — ; comment il s’était enfui alors, dans un ultime sursaut d’instinct animal, se mettre à couvert, reprendre souffle.


20.

Gilles était arrivé à Strasbourg un matin, comme on sort d’un sommeil oppressant, à la fois soulagé de se réveiller et incertain de la réalité qui gardait l’empreinte encore sensible du rêve.

À peine était-il sorti de la gare, qu’il glissait sur d’anciennes pistes que de fréquents passages avaient creusées, et qui l’emportaient à nouveau comme un tramway familier qu’il aurait laissé filer par inadvertance et qu’il reprendrait au tour suivant, avec l’impression vague d’un temps anormalement long passé à l’attendre, pendant lequel quelque chose, peut-être, avait été perdu qui ne se rattraperait plus.

Il remarqua qu’il avait suivi le cours de la rivière dans la direction opposée à celle où habitait D. ; mais cela n’avait pas d’importance. Après un dernier détour qui lui ferait parcourir presque intégralement la matrice insulaire, le génie des eaux le ramènerait immanquablement à destination, cette maison déserté du faubourg de Pierre, au dernier étage de laquelle D. avait élu domicile, dans un grand appartement vide qui ressemblait à un campement provisoire.

L’étrange désintérêt des propriétaires quant au sort de l’immeuble — qui n’était que le signe d’une destruction prochaine dont le terme, pour n’être pas fixé précisément, n’en était pas moins inéluctable, comme chez ces malades en rémission qui continuent à porter le masque de la mort — lui conférait le statut privilégié d’un territoire échappant à la juridiction commune, qui dispensait ses derniers occupants d’avoir à payer un loyer.

Ils n’étaient plus là que quelques-uns, quand Gilles avait commencé à fréquenter la maison, qui vivaient encore sur cette marge menacée.

L’appartement jumeau de celui qu’occupait D., à droite sur le palier, était habité par Claire, une fille silencieuse, à la figure d’icône recueillie, dont les traits s’ombraient d’un voile léger de mélancolie derrière lequel se devinait une énergie farouche — comme d’un arc à la pointe extrême de sa tension — qui n’attendait que l’occasion de s’employer.

Claire et D. avaient tout de suite été d’accord, avant même de se connaître, sans presque avoir eu à se parler, comme les animaux d’une même espèce obéissent spontanément à sa loi. Claire vivait d’expédients plus ou moins licites, selon les saisons. Elle se refusait à distinguer. De la même manière qu’elle s’interdisait de partager les amis pour n’en retenir que ce qu’il est convenu de nommer leurs bons côtés, et qui ne sont bien souvent que ceux par lesquels ils nous attachent parce que nous trouvons avantageux de les rapporter à nos propres insuffisances. Ainsi avait-elle accepté D. sans aucune des réserves que certaines bizarreries dans son comportement eussent autorisées à quiconque, si peu sujet à s’interroger fut-il.

Il y avait dans l’existence de D., dans sa personnalité même, des zones opaques qui restaient impénétrables. Il lui arrivait de s’éclipser des jours entiers ; puis de réapparaître comme si de rien n’était, opposant aux questions les plus légitimes un mutisme résolu qui avait fini par désarmer les curiosités.

Ses moyens de subsistance étaient eux aussi assez mystérieux. L’argent ne semblait jamais lui faire défaut, bien que la seule activité qu’on lui connût — le vol des livres dans les librairies — fût loin de suffire à couvrir ne serait-ce que ses dépenses dans les quelques bars que nous fréquentions avec une remarquable assiduité. Le but de ces rapines n’était d’ailleurs nullement pécuniaire ; elles servaient essentiellement à alimenter une invraisemblable bibliothèque qui envahissait les murs de l’unique espace véritablement habité de l’appartement, la dernière de quatre pièces en enfilade qui donnaient sur un long couloir aboutissant à la cuisine.

C’était une chose extraordinaire, lorsqu’on avait gravi les étages, franchi la porte palière, passé les chambres vides, d’arriver soudain dans cette caverne aux voleurs d’un genre très spécial. Du plancher au plafond, sur un réseau serré de rayonnages, se pressait une foule de livres, dans un désordre qui n’était qu’apparent. À considérer l’ensemble avec attention, on en venait à repérer certains regroupements dont le principe semblait être celui de l’affinité, cette propriété intime qu’on les corps les plus disparates de s’unir par certains de leurs côtés, pour peu qu’on en vienne à les rapprocher. Ces groupes eux-mêmes, entretenaient les uns avec les autres des rapports qu’il était plus difficile de déterminer. Seule une observation suivie menait à la conclusion qu’il ne pouvait s’agir là, en l’occurrence, que d’une structure organique relativement complexe qui, à partir d’un cœur puissant capable de propulser le sang jusque dans les parties les plus reculées, s’était développée de façon monstrueuse.

C’est là que nous réunissions avec la nuit comme des orpailleurs (11) au bord d’un lit tumultueux dont ils brûlent d’extraire les bribes d’un métal pur que la lumière du jour ne renverrait pas à la pauvreté essentiel d’un mica fallacieux.

C’est là aussi que devait commencer pour Gilles, l’effondrement.


Depuis quelque temps, il se montrait plus distant, décalé aurait-on dit. Par moment, il semblait totalement perdre pied et ne refaire surface qu’à grand peine, à bout de souffle.

Il était assis dans un coin de la pièce, étranger au remue-ménage d’une fin de soirée semblable à beaucoup d’autres, absorbé par la lecture d’un petit livre qu’il pressait sur ses genoux.

Je le vis relever soudain la tête comme un guetteur alerté par le pressentiment du danger qui se rapproche et qui, bientôt, va faire une irruption fatale. Pourtant, personne n’avait l’air de remarquer quoi que ce soit — si ce n’est D. qui avait interrompu une conversation avec Claire et ne quittait plus Gilles des yeux. Celui-ci s’était redressé d’un coup. Sous l’emprise d’une peur panique, son regard chaviré roulait follement sur les murs qui, pour inconcevable que cela parût, s’animaient : un long frisson parcourait le dos des livres, une ondulation serpentine qui gagnait de proche en proche et, revenant sur elle-même, s’enflait à mesure, comme une vague rumeur qui va s’amplifient jusqu’au vacarme effroyable d’une volière en furie où les oiseaux se jettent pêle-mêle contre les barreaux de leur cage.

Tout s’était alors précipité en une vision fulgurante où les événements qui se télescopent dans l’éclair de la simultanéité conservent cependant pour la mémoire la clarté de l’exposition successive.

La bibliothèque se métamorphosait : fermé sur lui-même, des profondeurs du long sommeil où nous vivons en rêve, le dragon immémorial s’éveillait lentement, déroulant un à un, dans le froissement de la soie, ses terribles anneaux d’écailles imbriquées.

Puis, comme une lame sur la chair vive : le silence.

Gilles se leva, livide et quitta la pièce. Après un bref regard échangé avec Claire, D; sortit à son tour. Et la fantasmagorie cessa.

Le jour était sur le point de se lever ; l’assemblée se dispersait. Nous restions seuls, Claire et moi, dans la chambre enfumée, parmi les cadavres de bouteilles et les verres souillés, à regarder les murs en silence, comme deux cariatides inutiles qui ne soutiennent plus que le vide.

11. Lorsqu’on me demandera ce que j’ai fait de ma vie, je répondrais : je l’ai laissée glisser entre mes doigts comme du sable. Le sable est retourné au sable. Je ne voulais garder que l’or du temps. Qu’est-il resté ? Rien ; si peu de chose : des mots. La vie passe. Sed lex.

(À suivre)

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