mardi 9 août 2011

L’Orpailleur : Fragments – Épisode 15

21.

D. n’avait pas eu de mal à retrouver Gilles dans l’un des rares bistrots ouverts qui accueillait les buveurs du petit matin à l’enseigne du Bon Berger. Dans ce pauvre refuge des fraternités alcooliques, ils venaient calmer le tremblement d’une main incontrôlable qui versait d’elle-même la première libation au dieu courroucé, avant de repartir vers leur destin prévisible.

Gilles était affalé sur une table, ivre-mort. Dans son poing crispé, il serrait une feuille de papier roulée en boule, l’air hagard, bredouillant quelque incompréhensible conjuration.

D. avait réussi à grand peine à le ramener chez lui ; et ce n’était qu’après qu’il se fût finalement endormi, terrassé par la boisson, que sa main avait relâché sa prise. Sur une page maculée, arrachée d’un recueil de poésies, on pouvait lire les vers suivants :

Il faut lier à la boisson la notion de liberté ;
Notre vie idéale contient cette taverne
où l’on peut s’asseoir et bavarder ou simplement penser
 sans craindre le dragon nocturne
ou bien, c’est une autre taverne
où l’on ne verrait pas écrit : la maison ne fait pas crédit,
et où — sans parler de bières innombrables —
nous serions ivres sans contrainte
et occupés passionnément à rédiger les règles d’une contrée
bien meilleure,
où les hommes boiraient un vin plus pur, encore jamais tiré
qui subtilement enivre sans séquelles fâcheuses
en tissant la vision d’une incomparable auberge
où nous pourrions boire à jamais sans rien devoir,
avec la porte ouverte et un grand vent.


22.

En remontant la rue du faubourg de Pierre sur la plus grande partie de sa longueur, jusqu’au moment de bifurquer, il avait senti sa gorge se serrer comme s’il avait craint de ne pas trouver la maison à sa place et qu’il eût été, de par son absence, en quelque façon responsable de sa disparition ; mais non, elle était bien là où il l’avait laissée, refermée derrière sa face aveuglée, au n°10. Il n’y avait toujours pas de noms sur les sonnettes de l’entrée ; mais il  constata, dans le couloir, que la boîte à lettres de D. qui arborait habituellement une étiquette déclinant sans vergogne une série d’identités empruntées parmi lesquelles il eût été hasardeux de vouloir en distinguer une qui correspondît davantage qu’une autre à la réalité, avait été soigneusement grattée et que, sur celles d’à côté, seule le nom de Claire faisait encore entendre sa petite voix.

Il monta une à une les vieilles marches qui cédaient sous ses pas en craquant dans la demi-obscurité de la cage d’escalier. En arrivant au dernier étage, la béance noire d’une porte ouverte au large intercepta son regard tendu. Il entra. À l’intérieur, on avait fait place nette ; chacune des pièces avait été scrupuleusement nettoyée : Claire étaient partie. À l’opposé sur le palier, l’autre porte était close ; mais il savait que derrière, il ne trouverait plus personne. Lorsqu’il fit jouer la clenche, elle s’ouvrit sans résistance : D. ne fermait jamais à clef.

Il visita le grand appartement qui avait conservé cette physionomie confinant le morbide, d’une austérité pervertie, qui aurait glissé de l’indifférence des choses au mépris des êtres. À mesure qu’il avançait, le poids de l’absence pressentie devant la boîte à lettres anonyme, et qu’était venu corroborer le déménagement de Claire, s’était appesanti sur ses épaules jusqu’à l’immobiliser effectivement comme la plus tangible des forces, sur le seuil de la dernières des pièces dont il avait poussé la porte — ou était-ce le spectacle qui s’offrait à lui, concrétisant finalement l’angoisse qui l’avait accompagné dans son approche contournée du sanctuaire, qui le clouait sur place ?

Il ne restait plu rien de la bibliothèque. Les rayonnages disloqués jonchaient le sol. Des innombrables livres qu’elle rassemblait ne subsistaient que quelques exemplaires consumés, regroupés dans l’un des angles de la pièce dont les murs étaient noircis de fumée jusqu’au plafond. Il resta un long moment interdit avant d’entrer, en proie à un vertige incoercible qui l’emportait dans un tourbillon kaléidoscopique où les fragments du passé, mêlés à ceux du présent, recomposaient indéfiniment la même mouvante irréalité. Et il s’affaissa.

Lorsqu’il se releva, il était au centre de la pièce. Il ressentait une douleur lancinante précisément située entre les deux yeux. Encore sous le choc, il sortit en vacillant par la porte qui donnait sur le couloir, pour gagner la cuisine et se passer de l’eau sur le visage ; mais celle-ci n’était plus que décombres carbonisés. Tout avait été comme balayé par un souffle brûlant qui avait criblé la pièce d’une mitraille dévastatrice ; pourtant l’incendie qui avait fait rage dans la cuisine avait à peine touché la bibliothèque dont les murs avaient été léchés par les flammes sans qu’elle ne s’embrasât. Que le feu eût été privé du combustible de choix que constituait l’épais revêtement de livres qui les tapissaient ordinairement, ne suffisait pas à expliquer la singularité du phénomène.

Gilles retourna au petit tas de livres qu’il avait aperçu précédemment dans un coin. Ils semblaient avoir été déposés là sciemment pour y être brûlés ; mais il ne pouvait s’empêcher de penser que ce minuscule autodafé ne procédait pas directement du drame central qui s’était joué ici, qu’il n’en était qu’une péripétie que l’on se devait par conséquent d’examiner séparément.

Il entreprit de fouiller les maigres vestiges dont il dégagea, contre toute attente, un mince volume presque intact. C’était un recueil d’aphorismes qu’il connaissait bien. Lorsqu’il l’avait lu pour la première fois, il avait été frappé par une phrase qui lui était revenue en rêve à plusieurs reprises par la suite, si bien qu’il s’était vu contraint d’y accorder cette attention maniaque qui sait parfois atteindre à des profondeurs insoupçonnées ; et depuis qu’il s’y était intimement attaché, elle ne l’avait plus quittée : il se l’était pour ainsi dire incorporée — ou peut-être faudrait-il dire que c’est elle qui s’était incarnée. Il n’avait nul besoin d’ouvrir le livre pour se la remémorer ; elle vivait en lui : « Il existe un sombre continent qui dépêche des explorateurs. » Oui,  il s’était plu à s’imaginer l’un de ces émissaires de la nuit ; mais pour finir, les explorateurs avaient été dispersés au grand jour sur une terre hostile où il était vital d’avancer groupé.: « L’aventure est morte, beaux enfants. »

Gilles laissa retomber le livre qui fit s’envoler des papillons de cendre noire. Il n’avait plus rien à faire ici. Il quitta l’appartement, puis la petite rue où la maison avait soudain l’air terriblement vieille et fatiguée ; et il pensa qu’il n’y en avait sans doute plus pour longtemps. Il refit la route à l’envers, sans trop savoir où il allait — l’avait-il jamais su ? Il lui fallait trouver une chambre pour la nuit ; puis il essaierait de renouer avec une ville qui l’avait oublié et où il revenait en étranger.

Rue de la Nuée Bleue, comme il passait le hall d’affichage du journal local, l’idée lui vint d’en consulter la collection qui avait dû garder une trace des événements dont il n’avait pu voir que le désastreux aboutissement.

Dans la salle de lecture, il parcourut, en remontant le cours du temps, l’interminable litanie des petits drames quotidiens, jusqu’à ce qu’il finisse par trouver — c’était à la date du 24, précisément celle de ce jour, mais à un an d’intervalle — ce qu’il cherchait. Dans le style lapidaire propre au genre, l’article relatait l’histoire banale d’un incendie provoqué par une explosion de gaz dans un immeuble vétuste, fort heureusement inoccupé, qui aurait tout juste mérité deux lignes, n’eût été la manière insolite dont il s’était éteint — pour ainsi dire de lui-même —, au mépris des lois les plus élémentaires de la combustion, comme le firent remarquer les pompiers dépêchés sur les lieux ; ce qui avait fourni matière à tout un paragraphe qui distinguait l’événement comme étant sans conteste le fait divers du jour.


(À suivre)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire