mercredi 9 novembre 2011

Lectures — Guy Debord : imagier d’un enfant perdu

[Pour en finir avec L’exemplaire Debord, nous donnons ici une série de citations tirées d’un (excellent) article de Jean-Marie Apostoldès paru dans le n°261 de la revue Critique, Décembre 2004, où celui-ci fait la recension de : Vincent kaufmann, Guy Debord, La révolution au service de la poésie, Paris Fayard 2001 ; Portfolio Guy Debord, Paris, adpf, Ministère des Affaires étrangères, 2003 ; Boris Donné, Pour Mémoire, Un essai d’élucidation des Mémoires de Guy Debord, Paris, Allia, 2004.]

La debordologie est aujourd’hui divisée entre un parti dévot, numériquement le plus important, et celui des libres penseurs. Le premier refuse de considérer l’œuvre de Guy Debord comme une œuvre littéraire ou philosophique qu’on pourrait faire dialoguer avec d’autres œuvres et la pose comme un absolu. Aux yeux de ces partisans, le leader situationniste a été une grande figure révolutionnaire ; il a dénoncé les entreprises artistiques ou intellectuelles comme des illusions lorsqu’elles ne s’accompagnaient pas d’une mise en cause radicale de la société les produisant comme des activités séparées ; interpréter Debord à l’aide d’outils utilisés dans le champ littéraire revient donc à se servir de lui au lieu de servir sa cause ; son œuvre ne doit pas être disséquée ni sa vie soumise au regard inquisiteur d’autrui ; Debord refuse l’adhésion des tièdes, il veut être pris comme un tout ou rejeté en bloc ; il faut le lire pour s’inspirer de son exemple et détruire les conditions de vie aliénantes qu’impose partout le spectacle. / Dans le camp plus clairsemé des libres penseurs, on analyse l’œuvre de Debord avec les instruments utilisés pour d’autres écrivains : sa vie est interrogée, son style passé au crible, ses dettes intellectuelles mises au jour ; sa participation au mouvement révolutionnaire jugée comme une activité artistique et philosophique et selon les mêmes critères que ses productions littéraires et cinématographiques. Le déclin des idéaux gauchistes des années soixante et soixante-dix ayant fait pâlir son étoile révolutionnaire, une nouvelle génération approche son œuvre dans une optique différente : on le vérifie dans l’essai que Boris Donné a consacré à ses Mémoire.

[On ajoutera qu’il faut distinguer dans ce « parti dévot » une petite fraction de bigots qui en assurent la direction spirituelle.]

Debord, l’enfant perdu. / Au vu de ses précédents ouvrages, on aurait attendu Vincent Kaufmann du côté des libres penseurs. Mais dans Guy Debord, La révolution au service de la poésie, il se contente trop souvent de reproduire l’idée avantageuse que le leader situationniste a donné de lui-même — moins l’ironie complexe qui, chez Debord, faisait contrepoids. Hagiographe trop respectueux, il multiplie les marques d’humilité […]. Mais c’est un juge-pénitent qui distribue au fil des pages bons et mauvais points, revivant des querelles éteintes depuis quarante ans, se gaussant des « méprises » d’Henri Lefebvre, ne manquant pas une occasion d’épingler les erreurs de Raoul Vaneigem et tançant vertement les anciens compagnons (Jean-Michel Mension, Ralph Rumney) qui se sont risqués à publier leur témoignage sans autorisation officielle. De même écarte-t-il d’un revers de la main le témoignage romancé de Michèle Bernstein, dont la participation au mouvement situationniste est ramenée à sa liaison avec le chef. […] / À suivre Vincent Kaufmann, Debord n’aurait pas eu de maître, n’aurait jamais subi d’influence. En tous domaines il est autosuffisant […]. Se peaufine ainsi l’image (sainte) d’un individu sans dette, sans inconscient, sans traumatisme, d’un être sans passé et dont la vie se déroule dans un perpétuel présent. Debord n’a pas de dette, c’est la raison pour laquelle il se situe dans l’imaginaire du don : il n’a rien à rembourser, ne devant rien à personne. […] / Dans ce contexte hagiographique, il est normal que Guy Debord, La révolution au service de la poésie se soit prolongé en une sorte de petit catéchisme dans lequel est résumé en quelques « cartes » tout ce qu’il faut savoir du héros pour ne pas succomber aux tentations du spectacle : Portfolio Guy Debord, espèce de Petit livre rouge où tout est dit d’emblée — formule encore plus chère au disciple qu’au maître.

[Suit la recension et l’analyse du livre de Donné dont est tirée la suite.]

Le Moi mythologique. / La vie intime (sensible et intellectuelle) de Guy Debord, telle qu’on peut la reconstruire, se présente comme un forum, une place publique fermée, ou mieux encore comme un fort intérieur entouré des remparts successifs qui en défendent l’accès. En adaptant librement la conception de la structure psychique avancée par Nicolas Abraham et Maria Torok, on peut comprendre cette construction mentale comme une suite de couches ou d’écorces s’additionnant les unes aux autres pour rendre impénétrable le noyau obscur que les deux psychanalistes définissent comme une « crypte ». Plus on avance dans la compréhension de cette structure défensive, plus on se heurte au secret et à l’inconnaissable. / […] Dans le but de se créer comme Moi, de se donner à voir tout en se protégeant des regards menaçants ou simplement indiscrets, Debord utilise des images dont il contrôle la forme et la fonction. On peut penser que la mise en place de ce mécanisme date de son adolescence. Ces images découpées de leur contexte lui servent d’interface avec le monde extérieur. D’un côté, elles engendrent une séparation, de l’autre elles constituent une voie d’accès. […] / Guy Debord fabrique le Moi mythologique à partir du matériel culturel à sa disposition, qu’il transforme en autant d’images autonomisées. Celles-ci sont comme les cartes d’un jeu dont il a inventé les figurent et les règles, et qui s’apparente au tarot. En fonction du milieu où il se trouve, il tire tel ou tel arcane. […] / L’essai de Boris Donné permet de saisir le fonctionnement de ce Moi mythologique au commencement de la carrière publique de Guy Debord ; c’est la machine de guerre d’un « À nous deux Paris ! ». Les figures qui le composent sont comme autant de soldats chargés d’interdire l’accès au noyau. […] / L’imagier. / Les figurent qui forment la substance du Moi mythologique détachées du contexte originel dans lequel Debord les a rencontrées sont comme le prolongement des activités de découpage auxquelles il s’adonnait au début de l’adolescence. Confronté à une situation d’angoisse, il la rend supportable en découpant le réel en une suite de pièces détachées qu’il peut réarranger à sa guise. Mais comme ces figures sont autant de facettes de son être multiforme, c’est sa propre personnalité qu’il transforme en une individualité clivée. Pour lui, je est les autres. […] / Debord reproduit la structure du « fort intérieur » dans les groupes qu’il fonde, l’Internationale situationniste en particulier dont l’organisation se durcit après 1962. Après en avoir chassé les artistes, il projette sur les politiques restés à ses côtés les formes pétrifiées de la collection qui compose son imaginaire intime. L’entourage du leader prend alors des allures de Versailles du temps du Grand Roi. Les camarades de Debord se voient assigner un rôle identique à celui des figures du Moi mythologique. Ils sont séparés et hiérarchisés. Au cœur du système, Guy Debord forme le noyau dur ; il prépare, stimule, encourage, décide royalement, donne ses directives à un « conseil » qui le protège. […] / La crypte. / On peut voir dans le groupe situationniste une objectivation du Moi mythologique de son chef, avec pour centre le secret, auquel Debord s’identifie. Il en est le gardien. […]

[Le lecteur auquel l’intérêt de cette analyse n’aura pas échappé ne manquera pas de se reporter au numéro de Critique mentionné ci-dessus pour en lire l’intégralité.]

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