jeudi 26 janvier 2012

Le Maître du Bas Château — Portrait de Jean-Pierre Voyer / 4

4. Voyer (bien) vu par Debord

L’Index de la Correspondance (à sens unique) de Debord, recense 72 occurrences pour : Voyer, Jean-Pierre, réparties dans les volumes : IV, V, VI et VII. Il est particulièrement instructif de suivre à travers ces lettres de Debord à — ou concernant — Voyer, l’évolution des relations entre les deux « frères » (ennemis). C’est ce que nous nous proposons de faire ici.

1971, le 6 mars. C’est : « Cher Jean-Pierre ». Jean-Pierre est l’émissaire de Debord chargé de trouver un producteur pour la version cinématographique du Spectacle. Il démarche en vain Lebovici qui n’est pas intéressé. Le 30 juillet de la même année. Lettre à Gianfranco Sanguinetti. « J’ai dit à Jean-Pierre que tu sera mon assistant en tout cas. » — une Note précise : « Jean-Pierre Voyer, pressenti à l’époque pour démarcher auprès d’un producteur, pour la réalisation du film La Société du spectacle. » ; Voyer n’était pas « pressenti », il était mandaté. Le 16 septembre, toujours la même année, et encore à Sanguinetti : « Mon livre [La Société du spectacle] va paraître — reparaître plutôt — le 13 octobre dans les librairies. Peu après, le même éditeur [Lebovici qui ne veut toujours produire le film mais qui est devenu, grâce à Voyer, l’éditeur de Debord] sortira l’œuvre savante de Jean- Pierre [Voyer et Jean-Jacques Raspaud] qui s’appellera L’internationale situationniste ; chronologie, bibliographie, protagonistes. »

Debord s’est séparé unilatéralement de son premier éditeur Buchet Chastel à qui il reproche — outre son « avarice » ; c’est–à-dire de mentir sur le volume des tirages — d’avoir ajouté, sans son autorisation, un sous-titre à La Société du spectacle proclamant : La théorie situationniste. Champ Libre est décidé à prendre le relais et procède à une réimpression pirate du livre ; mais Lebovici ne veut pas pour autant produire le film, il se propose néanmoins de mettre ses compétence au service de Voyer. Debord écrit à Sanguinetti, le 28 octobre 1971 : « Malgré ce qu’à dû te faire craindre la deuxième lettre de Jean-Pierre, mon livre n’est toujours pas saisi. Buchet menace seulement, cause au lieu d’agir ; et d’ailleurs il est trop tard pour que la saisie nous soit nuisible. Il semble que la chose se vende bien […].Lebovici est donc très content, et va sans doute bouger vite pour le cinéma (il espère y inclure un italien !). / J’ai dit à Jean-Pierre que le budget doit être augmenté, en portant mon salaire de cinq à dix millions de lires, en ajoutant un moindre salaire pour les deux producteurs — Raspaud et lui — et en y incluant un salaire pour toi. En revoyant en plus large certains autres chapitres, je pense qu’on va pousser ce médiocre budget à soixante-cinq ou soixante-dix millions de lires, ce qui fait plus sérieux si on s’adresse aux banquiers d’Italie, et qui donnera à réfléchir aux gens moins riches qui ne sont pas pressés (Lebovici et compagnie) ; parce que, si ce n’est pas réalisé dans l’année prochaine, mon prix va encore monter dans des proportions plus considérables. » On peut voir ici en action la manière « florentine » de Debord.

Sanguinetti est interdit de séjour en France dont il a été expulsé sur décision du ministre de l’intérieur en juillet 1971. C’est Voyer — alias Lamargelle — que Debord envoie en Italie pour se charger avec lui de contacter un éventuel producteur pour le Spectacle. En attendant, il assure le service de presse du Reich mode d’emploi qu’il envoie à Sanguinetti, suivi de L’Internationale situationniste, protagonistes etc. de Raspaud et Voyer. Le 17 janvier 72, Debord écrit à Sanguinetti à propos du financement du Spectacle : « Pour le rendez-vous à Rome, ne vous attardez pas dix minutes si le type est con ; et pas plus de quelques heures s’il est intéressant mais soulève des problèmes secondaires. En général ne t’engage à rien personnellement dans les tractations ou accords que Lamargelle pourra avoir avec lui. Tu n’es que “l’assistant” (c’est-à-dire du côté artistique d l’affaire). Tu garantis seulement, en tant qu’assistant et — éventuellement — en tant que situ, que Lamargelle a effectivement une option pour produire ce film avec moi comme metteur en scène (car il n’y a aucun contrat à montrer). Aussitôt après cette rencontre, Lamargelle doit rentrer d’urgence à Paris. […] »

Le 9 février 1972, dans une lettre à Daniel Denevert, c’est encore l’indispensable Jean-Pierre Voyer qui est mis à contribution : « J’ai parlé de toi à Voyer, qui te proposera bientôt une rencontre. »

L’affaire avec le producteur italien semble mal engagée, Debord écrit à Sanguinetti, le 15 février 72 : « Nous n’avons toujours pas de nouvelles de Rosboch. […] Il faut donc commencer à chercher ailleurs des gens plus sérieux ; et directement la banque elle-même qui veut s’intéresser à la production cinématographique. / Lamargelle est assez assombri par cette histoire. Mais il semble que son livre commence à se vendre sur un bon rythme (quinze en trois jours au kiosque, malgré le prix plutôt élevé). […] »

C’est Voyer aussi qui sera chargé par Debord de la diffusion de l’édition Van Gennep de la collection des 12 numéros d’I.S. Et à un « camarade » qui doit passer à Paris, il écrit : « […] au cas — assez improbable où je n’y serais pas dans le semaines qui suivent, tu peux prendre contact avec : Jean-Pierre Voyer, Institut de Préhistoire Contemporaine, B.P. 20-05 Paris. » Par ailleurs, dans la liste des ouvrages qui doivent figurer sur les rabats de l’édition Champ Libre de La Société du spectacle figure évidemment le Reich mode d’emploi de son « cher Jean-Pierre ».

Toujours à propos du financement problématique du Spectacle Debord écrit à Sanguinetti, le 2 juin 72 : « […] je te rappelle comme questions à faire progresser au plus tôt, et notamment à ton passage à Milan : / a) la question à poser à la banque, pour avoir vite une réponse même négative. En effet, je vois ici Jean-Pierre de plus en plus déprimé, nourrissant des idées de suicide, ne voulant plus — à ce que dit Jean-Jacques, qui en souffre évidemment plus que moi — sortir de son lit le matin etc., Tu peux imaginer à quel point il peut être à la fois pressé et abattu. Un jour sur deux, il envisage de détruire le manuscrit de son Encyclopédie. […] »
Mais Voyer va se ressaisir. Après l’échec italien, il prospecte auprès de Jean-Pierre Rassam producteur, entre autres, de Jean-Luc Godard. 21 juin 72, Debord écrit : « Aux producteurs de l’I.P.C. / […] / J’ai soulevé brièvement la question de Rassam ; en mettant en doute le sérieux de cet individu, et sa compréhension même de l’importance de l’occasion cinématographique autour de laquelle il papillonne. Lebovici ne garantit nullement Rassam, et paraît même avoir une piètre idée de son intelligence. Mais il estime que Jean-Pierre, vu ses talents dans ce genre de débats, aurait de bonnes chances d’en obtenir ce qu’il faut en la brusquant, et en le mettant maintenant au pied du mur. […] »

(À suivre)

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