samedi 4 février 2012

Le Maître du Bas Château — Portrait de Jean-Pierre Voyer / 8

8. FIN du situationnisme paisible (suite)

Il nous faut à présent renverser la perspective et voir les choses du point de vue de Voyer. En ce qui concerne Debord le « cas Voyer » est réglé puisqu’il s’agit d’« un fou ». Mais Voyer n’est pas fou ; pas plus que Debord (ou que ceux qui se réclament de lui) ; et si tout le monde l’est alors personne ne l’est. À partir de là, quelque soit la manière dont Voyer a pu régler ses comptes avec Debord et quelque soit le jugement que l’on puisse porter sur la manière dont il l’a fait, il faut examiner les circonstances dans lesquelles la rupture entres les deux « frères » (ennemis) a eu lieu et établir la responsabilité de chacun : dans une relation les torts sont rarement d’un seul côté. Il est vrai que Debord a toujours eu une conception assez unilatérale de la relation : c’est lui qui en avait toujours l’initiative ; et celle de la rupture aussi bien. Il était donc le maître du jeu ; celui qui en établissait les règles et qui pouvait les changer selon son « bon plaisir ». Les relations telles qu’elles étaient établies : sur le mode du potlatch, impliquaient une certaine d’intensité qui marquait le degré l’investissement de chacun des participants ; lorsque celle-ci faiblissait — lorsque l’autre n’était plus à la hauteur du potlatch ; ou quand Debord en avait tiré tout ce qu’il pouvait — il rompait immédiatement sans jamais se justifier — dans l’I.L. puis dans l’I.S. le motif déclaré des exclusions n’était jamais le véritable motif ; ainsi de celle de Jean-Michel Mension qui est certainement en rapport avec une déception amoureuse de Debord ayant entraînée une tentative de suicide « réussie ratée » de sa part.

Mais revenons à Voyer. Celui-ci fait incontestablement partie de ceux qui sont venus et ont réussi à « se faire accepter » par Debord — et qui ne sont pas légions. Et, contrairement à ce que Voyer prétend, il n’a évidemment pas rencontré Debord par hasard : il l’a recherché — et trouvé. Ce n’est que par la suite, après la rupture, qu’il a réécrit lui aussi l’histoire — à son avantage, bien entendu. Mais passons.

Reprenons la chronologie des faits un peu avant « l’affaire » de la Correspondance. En 1976, paraît chez Champ Libre, après L’Internationale situationniste etc., un autre livre de Voyer : Une Enquête sur la nature et les causes de la misère des gens où il commence à développer une critique de l’économie comme idéologie : « L’économie n’existe que comme action de la bourgeoisie et comme idée dans la pensée bourgeoise. Comme action, l’économie n’est que l’économie du travail d’autrui. Comme idée, l’économie n’est que l’idée que la bourgeoisie se fait du monde et veut que l’on se fasse du monde. » / […] / « L’économie n’est rien d’autre que la tentative “scientifique” de la classe bourgeoise pour dominer [l]es catégories de l’aliénation. » / […] / « La bourgeoisie désigne par économie sa propre ignorance et sa propre impuissance qu’elle habille avec les oripeaux de la science et de la puissance. »

En 1978, Voyer publie, anonymement, sous forme d’affiche, un texte intitulé : Le Tapin de Paris, Paris capitale mondiale du tapin intellectuelle au recto et au verso : Marx Business, qui n’a pas l’heur de plaire à Lebovici (Debord) qui lui écrit : « […] Préalablement et à côté de vérités habilement développées sur quelques points de détails, les anonymes rédacteurs dudit texte annoncent que la pensée de Marx et de Hegel n’ont pas été critiquées jusqu’à aujourd’hui et c’est probablement à eux, auteurs de cette découverte, que reviendrait cette grandiose tâche. Ce genre d’affirmation à l’esbroufe et à l’épate gauchistes ne peut qu’accroître la confusion que s’efforcent d’entretenir les spécialistes et récupérateurs de tout poil. Il appert des documents cités que vous seriez le seul rédacteur de ce texte : mon jugement ne peut que s’en trouver sensiblement renforcé. Cordialement. » Cette lettre est la première d’une correspondance qui sera publiée par Champ libre, tronquée de telle manière que Voyer semble donner raison à son contradicteur : les quatre lettres où il revient sur cette approbation ne seront pas publiées. Ce qui entrainera la rupture avec les éditions Champ Libre. Ce qui obligera Voyer à publier lui-même le livre qu’il avait en préparation et où il développe sa critique— et ce dans un délai record qui étonnera Lebovici — ; il s’agit du : Rapport sur l’état des illusions dans notre parti suivi de révélations sur le principe du monde (1979). Il écrit à Debord, le 28 novembre 1979 : « Tu auras sans doute reçu l’exemplaire dédicacé de mon dernier ouvrage que je t’avais adressé par l’intermédiaire de Champ Libre. / J’avais noté comme dédicace : “Comme tu pourras en juger par ce qui suit, j’avais bien lu la Véritable scission”. Cela faisait allusion à la remarque que tu me fis après la parution d’Une Enquête, remarque portant sur les points [de la Véritable scission] que j’attaque dans cet ouvrage. Sur le moment j’avais été assez étonné et je m’étais dit que c’était après tout possible [Debord avait déclaré à Voyer qu’il avait sans doute mal lu la Véritable scission]. Et je n’avais pas entamé le débat sur le champ. Je pense maintenant que c’est toi qui as mal lu l’Enquête. / J’ai donc entamé ce débat après mûre réflexion. […] » Devant le mutisme de Debord, il lui écrit à nouveau le 21 janvier 1980 : « Désormais, je m’étonne de ton silence après ma lettre du 28 novembre 1979. / Je constate que dans le Débat d’orientation que tu  avais toi-même posé la nécessité de régler les comptes avec Marx. Il me semble avoir brillamment inauguré ce règlement de comptes, ce que toi et tes amis avaient été incapables de faire et d’ailleurs personne d’autre dans le monde. Je constate encore dans ce même Débat que Sanguinetti envisageait de reconsidérer l’économie. Il me semble également avoir irrémédiablement tranché ce que Sanguinetti et tant d’autres s’acharnent encore à dénouer. / D’autre part, tu n’auras pas été sans remarquer que les réponses que je donne à des questions que toi et tes amis aviez vous-mêmes soulevées ont été mêlées aux agissements ‘un con et falsificateur qui se trouve être ton producteur. Un silence prolongé de ta part m’autoriserait donc à te considérer comme approuvant les agissements du con et falsificateur. / En vertu des motifs évoqués plus haut et de tes propres exigences maintes fois affirmées, je ne suis pas décidé à te laisser libre de ne pas te déclarer sur ces différents points. Je saurais me faire entendre avant que ne s’écoulent quatre décennies. […] » Voilà qui avait le mérite de la clarté. Le lecteur notera aussi que les « quatre décennies » ne sont pas encore écoulées.

(À suivre)

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