mercredi 8 février 2012

Le Maître du Bas Château — Portrait de Jean-Pierre Voyer / 10

10. L’anti-Debord

Mais Debord restera de marbre (dont on fait les statues) et ignorera superbement les coups assénés, assuré qu’il était de pouvoir écrire l’histoire à sa guise, sans crainte d’être démenti. Comme il le dira dans son Panégyrique « […] on devra s’en tenir là. Car personne, pendant bien longtemps, n’aura l’audace d’entreprendre de démontrer, sur n’importe quel aspect des choses, le contraire de ce que j’en en aurais dit […]. » C’est précisément ce qui est en train de cesser. Seuls quelques rares compagnons de route (et de beuveries), qui avaient connu Debord de suffisamment près pour ne pas s’en laisser conter, ont osé le contredire : Jean Michel Mension, par exemple, qui n’a pas hésité à traité Debord de menteur : « Enfin, moi je sais qu’y a un mensonge, c’est l’histoire de : NE TRAVAILLEZ JAMAIS. Mais je suppose qu’y raconte l’histoire à sa façon. ».

Jean-Pierre Voyer lui aussi l’accusera très précisément de mensonge. Extrait d’une lettre* datée du 26 décembre 1993 : « À M. Guy Debord, jesuite / “les trois-quarts de sa vie et de ses écrits sont des mensonges ; aussi exaspère-t-il ses lecteurs sont sans cesse tenté de s’écrier : Quel hypocrite ! mais qui ne disent jamais : Quel nigaud !” / “Il fait des phrases fort dignes pour exprimer des idées grossières.” / Stendhal / Vieux pédé, / Je trouve, déjà dénoncé depuis quatre siècles dans la septième Provinciale, ta manière et delle de ton complice le falsificateur juif Lebovici : comme les jésuites, tu peux faire facilement ce qui est impossible aux autres hommes, notamment falsifier sans falsifier. […] / […] j’avais déjà noté un puéril mensonge quand tu affirmas fièrement, il y a quelques années : “On me fit proposer de rééditer “La Société du spectacle.” La puérilité et la bénignité du mensonge me détournèrent de le révéler. Mais je constate que tu y reviens, pour voir sans doute s’il a suffisamment mûri. Tu prétends maintenant que Lebovici ayant appris que tu avais répudié ton éditeur Buchet [Comment aurait-il pu l’apprendre autrement que par moi, puisque à cette époque j’étais ton représentant auprès de Lebovici et que tu reconnaîs toi-même que tu rencontrais ce dernier pour la première fois. La scène dont parle Guégan ne peut pas non plus se passer un autre jour, puisque tu reconnaîs que tu n’as rencontré Guégan qu’une fois.], il se proposa aussitôt pour te rééditer (“Cette mauvaise réputation…”, Gallimard, 1993, p. 73). Ce qui prouve donc, réponds-tu au menteur Guégan, que ce jour-là tu n’avais rien à lui demander. Pour une fois le menteur Guégan dit presque la vérité : c’est toi qui fis demander à Lebovici, par mon intermédiaire, quelques jours auparavant, s’il voulait bien rééditer ton livre. Ce jour-là, nous devions aller tous ensemble, Lebovici, Guégan, Raspaud, toi et moi chez l’avocat Kiejman pour examiner juridiquement la chose. Le mérite de Lebovici et de Guégan fut de se décider immédiatement contre l’avis de leur avocat. Nous n’avions pas encore terminé notre premier verre de bière à la terrasse du Tournon où nous nous étions attablés en sortant du cabinet de l’avocat que Lebovici et Guégan remontaient la rue de Tournon pour nous donner leur accord [Connaissant Lebovici, si prudent, si hésitant, comment imaginer une telle scène : Lebovici te proposant de rééditer illégalement La Société du spectacle sans avoir pris d’abord conseil de son avocat, de plusieurs avocats au besoin ! Or le fait que nous devions aller ce jour-là à cinq personnes chez Kiejamn est bien la preuve que Lebovici n’avait pas consulté son avocat. Ensuite, lorsque nous sortons du cabinet de Kiejman, Lebovici et Guégan n’ont toujours pas pris leur décision. Ils descendent la rue de Tournon vers la Seine en discutant, ils rebroussent chemin et viennent nous annoncer leur courageuse décision. Et tu prétends que c’est Lebovici qui te fit proposer de rééditer ton livre !] Le mensonge est puéril en effet mais la puérilité est intéressante car elle dénote un trait de ton caractère. Comment un homme aussi important que toi pourrait-il s’abaisser à demander quoi que ce soit ? Comment une telle scène pourrait-elle se produire alors que tu avais affirmé en termes explicites dans ton Panégyrique qu’elle était impossible, opinion probable s’il en est puisque énoncée par un aussi docte personnage ? On sent bien d’ailleurs que le crime de Guégan n’est pas d’imputer un motif fallacieux à ta requête ; mais de prétendre que tu es allé chercher quelqu’un quelque part, pour reprendre les termes de ton ridicule Panégyrique. Quel curieux lapsus que ce jour-là. Il indique clairement que si tu n’avais rien à demander ce jour-là c’est précisément par ce que tu l’avais déjà demandé ou fait demander quelques jours plus tôt : Guégan qui ne s’est pas trompé sur le verre de bière, comme tu crois spirituel de le souligner, s’est trompé sur le jour. Je vais corser la chose. Lorsqu’au début de nos relations avec Lebovici, celui-ci demanda, toujours par mon intermédiaire, la permission de rééditer la revue Internationale situationniste, tu me répondis superbement : “Nous n’avons pas besoin d’un éditeur.” Cependant, peu après, tu trouvas assez bon pour toi de demander à ce même éditeur de rééditer La Société du spectacle. Il n’ya là rien de déshonorant (pas plus d’ailleurs que d’être édité par Gallimard, avec Proust, Céline, Duras et Sollers. Le rôle glorieux de Gallimard dans l’édition de Proust et Céline est bien connu). Ce qui est déshonorant et puéril, la puérilité ajoutant au déshonneur, c’est de mentir aussi opiniâtrement sur les circonstances de cette demande. Ce n’est pas l’art de Guégan qui te donne mauvaise figure dans cette affaire mais ta puérile vanité. Si tu es capable de mentir ainsi sur une aussi bénigne question, qu’en sera-t-t-il dans les questions de vie et de mort ? Et l’opiniâtreté ajoute à la puérilité quand on sait avec quelle désinvolture tu acceptes d’être édité par un homme que tu as grossièrement insulté, non seulement lui mais ces ancêtres sur deux générations, tout cela assorti de force imprécation et “jamais plus”. […] »

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* Toujours tirée de : Limite de conversation — qui est une sortes de florilège de méchanceté épistolaire dont Debord n’est d’ailleurs pas le seul à faire les frais, loin de là — seules quelques lettres qui se situent au début du livre lui sont dressées —, la principale victime de ces missives empoisonnées étant B.H.L. C’est dans le dernier tiers de l’ouvrage que s’amorce une critique théorique du spectacle qui tournera rapidement au jeu de massacre.

(À suivre)

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