mercredi 15 février 2012

Sollers / Debord : Histoire d’une idylle contrariée / 2

In Arcadia ergo.

1. La déclaration

Non content d’être installé à demeure dans la prestigieuse maison Gallimard, Philippe exerçait aussi ses talents en tant que chroniqueur Mondain dans le non moins réputé quotidien vespéral — qui n’était pas encore devenu le torchon qu’il est aujourd’hui — dont la rubrique littéraire était tenue d’une main de velours par la belle Josyane qui couvait Philippe — pour lequel, il faut bien le dire, elle en pinçait — de son œil de biche. Heureuse époque ! Mais je m’égare. Revenons. C’est donc dans Le Monde des Livres que Philippe devait déclarer sa flamme à Guy. Nous allons donner un large extrait de cette pièce d’anthologie. Il est à noter que la version (un peu arrangée) qui a en été publié en volume dans La Guerre du goût * a également été retitrée, le très familier : « Guy Debord, vous connaissez ? » a été remplacer par le plus solennel : « La Guerre selon Guy Debord ». Voyons.

Cela donne : « […] / Il faudrait des pages pour décrire les activités clandestines de Guy Debord, écrivain français dont quelques amateurs savent qu’il est, de loin, le penseur le plus original et le plus radical de notre temps. Un lecteur à Jérusalem, un autre à Stockholm, un autre à Sydney, deux à Paris, cinq ou six ailleurs, cela suffit amplement. Laissons donc de côté l’Internationale Situationniste et les thèses fameuses de La Société du spectacle, thèses corrigées et approfondies dans les Commentaires de 1988. Voici maintenant Panégyrique, premier tome des Mémoires de quelqu’un qu’on croyait définitivement voué à l’impersonnalité de la critique révolutionnaire. Mais enfin, qui est ce Debord ? Vous le connaissez ? Où peut-on le rencontrer ? L’interviewer ? Le photographier ? Le filmer ? Comment vit-il ? Qui le paye ? Pourquoi sa maison d’édition n’adresse-t-elle pas ses livres aux journalistes ? Pour qui se prend-t-il ? Pourquoi nous méprise-t-il ? N’est-il pas mégalomane ? Paranoïaque ? Il nous oppose un silence d’acier ? Passons-le sous silence. Il ne sera pas dit qu’un individu échappe à notre surveillance de l’histoire. Car l’histoire est bien finie, n’est-ce pas ? Le miracle démocratique est bien éternel ? Nos trésoreries sont en éveil vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? Nos fax aussi ? »

Suit immédiatement un portait fantasmé de Debord sous la forme d’un article de dictionnaire — puisque d’après Philippe Guy n’était alors répertorié dans aucun — ce qui était faux. Donc : « DEBORD, Guy : écrivain, penseur stratégique et aventurier français né à paris en 1931, dans une famille bourgeoise ruinée par la crise. Nihiliste dès l’âge de vingt ans. Contrairement à la plupart de ceux qui ont joué un rôle déterminant dans l’explosion de 1968, n’a rien renié de ses idées, de son comportement, de son style. Vit dans l’obscurité totale, ce qui suffit à faire de lui un exemple de caractère éclatant. N’a reçu aucune distinction. Ne paraît pas achetable. A osé ce mot incroyable : “Mon entourage n’a été composé que de ceux qui sont venus d’eux-mêmes et ont su se faire accepter.” Auteurs de prédilection : Thucydide, Machiavel, Retz, Grazián, Lautréamont. Se désintéresse du vingtième siècle et semble ne rien attendre du vingt et unième. Déclenche automatiquement un certain nombre de rages plaisantes. S’intéresse surtout à l’art de la guerre qu’il identifie à celui de l’écriture. Avoue sans aucune gêne son goût affené pour la boisson et la violente ivresse (“une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps”). Parle admirablement de François Villon. A beaucoup vécu en Italie et en Espagne, mais aussi dans une maison perdue de l’Auvergne (quelque descriptions de paysages, pages d’anthologie). Portraits de femmes rapides. Préfère le bourgogne au bordeaux, choix discutable. Prévoit calmement des catastrophes inouïes. Pense que la servitude est plus que jamais volontaire et le démontre sur un ton dégagé. A fait republier quelques livres capitaux. A formulé une théorie des jeux qu’il assure appliquer dans sa vie personnelle. Homme de pari, mais sans au-delà. Partisan fanatique de la connaissance historique qu’il confond avec la raison, avec la démocratie. Diagnostique la fin, sous nos yeux, de ladite démocratie au moement même où elle célèbre son apothéose spectaculaire. Pense que la falsification est désormais générale. Sensibilité extrême soulignée par une feinte froideur. A perdu dix bataille mais pas la guerre. Style hyper-classique voulu, comme si le français devait être bientôt une langue morte. Très facile à lire, mais très difficile à comprendre. A été interroger par diverses polices. Se moque du mot « professionnel », mais écrit : “J’ai été un très bon professionnel. Mais de quoi ? Tel aura été mon mystère aux yeux d’un monde blâmable.” Ne figure dans aucun dictionnaire. N’écrit dans aucun journal. N’est jamais apparu à la télévision. Exemple de période oratoire : “L’esprit tournoie de toutes parts et il revient sur lui-même par de longs circuits. Toutes les révolutions entrent dans l’histoire, et l’histoire n’en regorge pas ; les fleuves des révolutions retournent d’où ils étaient sortis, pour couler encore.” Précision : j’ai acheté ce livre de quatre-vingt-douze pages pour quatre-vingt francs, je l’ai lu immédiatement dans la rue, acte impensable pour tout autre auteur vivant. D’où mon avis aux comploteurs du marché fantôme : hausse fulgurante et incontrôlable à prévoir — pas nécessairement de façon posthume. / 1989 »

Cela mérite quelques petits commentaires qui viendront dans l’épisode suivant.

(À suivre)

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* Philippe Sollers, La Guerre du goût, p. 443, folio. Extrait d’une Note sur la provenance des articles compilés : « […] la plupart des […] titres viennent d’une publication régulière dans le journal Le Monde, à Paris. Mon remerciement s’adresse donc au Monde des Livres qui m’a permis cette liberté, et particulièrement à Josyane Savigneau qui en a été l’inspiratrice. »

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