mardi 26 juin 2012

En marge de : Debord à Venise / 2

Chapitre IX, L’Énigme du Passage

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Qu’est-ce que la mélancolie si ce n’est, comme le disait Kierkegaard, une « hystérie de l’esprit » : la conscience déboussolée d’un temps qui ne passe pas ou, ce qui revient au même, n’en finit pas de « passer » sans qu’il soit possible, à son passage, de rien retenir, de rien récolter ? La caricature stérile de la Tempérance, en somme, nouant d’un seul geste le flux de ce qui s’écoule et la mesure inchangée de ce qui indéfiniment perdure. Pour le mélancolique dont l’âme semble à jamais dissociée du cœur, tout a désormais le visage de la stérilité, la morosité d’un interminable hiver de l’esprit, sans qu’il soit possible d’imputer à l’un de ces trois « moteurs » de la vitalité l’unique responsabilité d’une telle prostration. Si c’est la chaîne tout entière qui est affectée, on ne peut non plus se contenter d’associer cet état de frigidité à la conscience de l’écart entre le possible et le réel, le désiré et le désirable, dont le personnage de Faust aurait au seuil des Temps modernes incarné la tragique futilité. Car la conscience d’un tel écart motivait aussi, comme le rappelle Michel Certeau, l’élan et l’émoi mystiques : « Un deuil inaccepté, devenu la maladie d’être séparé, analogue peut-être au mal qui constituait déjà au XVIe siècle un ressort secret de la pensée, la Melencholia ».

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Chapitre X, La Royauté de Saturne

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Redonnant ses lettres de noblesses à l’hypothèse aristotélicienne d’une étroite connivence entre génie et mélancolie, Ficin l’a réintégré au sein d’une vision tripartite à l’époque encore traditionnelle faisant de l’âme de l’homme, comme de celle du monde, la médiatrice entre ciel et terre, corps et esprit. De l’harmonisation de ces trois instances, et d’une régulation subtile des Éléments (Eau, Air, Terre, Feu) dépend la santé, physique et spirituelle. Déjà délicate à réguler chez tout être humain, cette exigence vitale de « mesure » l’est encore davantage chez ceux des sédentaires mélancoliques que l’étude à placé sous le signe de Mercure et surtout de Saturne « qui élève l’homme de recherche aux plus hauts secrets », condamne à de longues heures de concentration mentale et de stagnation physique. Déjà naturellement portés à la méditation, à la réflexion solitaire et aux longues veilles studieuses du fait de leur complexion saturnienne, ces studiosi voient leurs dispositions foncières encore aggravées, « plombées » devrait-on dire, par l’étude, de telle sorte que leur esprit ainsi confiné « s’émousse la pointe de l’entendement à la splendeur de la vérité » dit joliment Ficin, les comparant aux hiboux, chouettes et autres chats-huants faisant de la nuit le jour et du jour la nuit. Double fatalité donc, semble-t-il, que celle d’un tempérament d’abord puis d’une activité qui, cultivant cette attraction spontanée de l’âme pour le « centre » des choses et du monde, conduit néanmoins vers la paralysie, l’asphyxie psychique ceux qui s’y consacrent trop assidument. / Provoquant un resserrement, une constriction extrême, un assèchement du fluide vital qui, toujours attiré par le centre des choses n’irrigue plus leur périphérie, la propension mélancolique due à Saturne génère sa propre topographie : « Or se recueillir de la circonférence au centre, et demeurer fiché au point du milieu, est principalement le propre de la terre, à laquelle certainement l’humeur noire est fort semblable. Ainsi la mélancolie provoque-t-elle continûment l’âme à ce qu’elle se recueille, s’arrête en contemplation sur un point qui, semblable au Centre du Monde, la contraint à rechercher le centre des choses singulières, et l’élève pour comprendre toutes les choses les plus sublimes, d’autant qu’elle a fort grande convenance avec Saturne, qui est la plus haute des planètes. »

 Dürer, Melencholia (1514)

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Comment restaurer ce potentiel de transformation bien connu des hermétistes voyant dans tous les états « saturniens » — la mélancolique Nigredo en particulier — la clef du Grand Œuvre alchimique ? En retrait de l’avant-scène où gisent les outils devenus inutiles, le creuset pourrait faire office de rappel quant à l’existence d’une autre manière de mesurer et d’œuvrer.

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Si l’on peut à la rigueur envisager qu’un banal contrepoison « solaire » vienne à bout des états mélancoliques ataviques (tempérament) ou occasionnels (dépressifs, dirions nous aujourd’hui), la mélancolie saturnienne requiert un autre traitement lorsqu’elle s’avère la face sombre mais inévitable du génie ; le plus troublant étant justement que le processus créateur ne s’offre plus ici comme catharsis de l’état mélancolique, comme on le pensera à partir du romantisme. Simple temps mort ou avertissement plus décisif ? Interprétée par les romantiques, et les Modernes en général comme une préfiguration de la génialité mélancolique en proie aux affres de la création, Melencholia I pourrait tout aussi bien désigner ce temps mort où la création seule ne répond plus à l’attente du « génie » dont la vocation serait moins de créer des œuvre, si sublimes soient-elles, que de transmuer le cours de l’existence en destin.


(À suivre)

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