mardi 31 juillet 2012

Lectures – Vivre et penser comme des porcs (Je vous en remets une tranche)



Dans le cochon tout est bon :

La démocratie-marché est essentiellement une compétition entre élites ; les décisions, les « outputs » politiques, ne s’épanouissent pas d’elles-mêmes, et, plus est amorcée la Triple Alliance de l’identification des marchés économiques, politiques et communicationnels, plus s’impose la nécessité d’une dissymétrie préfabriquée par les ingénieurs sociaux du consensus. Cette dissymétrie a désormais une vocation globale — culturelle, politique, économique —, une société civile à l’échelle planétaire inspirant une offensive qui a réussi à réunir l’anarchie, le juridisme, l’empirisme logique et le mercantilisme sous un même étendard : celui de la Grande Armée du néo-conservatisme festif, celui du Dieu unique ragaillardi par le chaos et le réseau, celui des sociologues mercenaires de la Trilatérale, des grognards désabusés de la postmodernité et du postindustriel, des publicistes des droits de l’homme et des groupies du post-totalitarisme et, pour terminer la marche, celui des maquignons du dressage cognitif. La Grande Armée abat ses atouts sans complexe : elle se fait fort de conjuguer les talents des vestes de tweed des sciences molles et ceux des blouses blanches des sciences dures ; de célébrer les retrouvailles des scientifiques impatients de « philosopher de quelque chose » et des penseurs soucieux de se rendre utiles et de « prédire quelque chose ». / Ce ne sont pas les robots qui nous menacent mais ce rapport instrumental au langage — porté aux nues par l’empirisme mercantile —, qui prétend le dépouiller de toute ambiguïté afin que toute opération cognitive puisse être vue comme une suite d’étapes élémentaires. Ce rapport s’articule avec une soumission de plus en plus étriquée à la commande sociale associée à une demande de « philosophie sérieuse » adressée aux « grands savants ». On ne compte plus les « dialogues » ou les « réflexions éthiques », différant par leur contenu scientifique mais identifiables par leur rationalisme endimanché et le ton désabusé qui sied à la philosophie en chaise longue.



Pourquoi se priver ?

À la mesquinerie de l’« homme moyen », incapable d’enthousiasme et vautré dans le pluralisme — ce multiple anesthésié —, il convient d’opposer l’homme quelconque, capable d’éveiller le geste politique qui déborde toute routine et tout possible anticipé. Car il existe un héroïsme du quelconque, de ce quelconque qui, à la fois singulier et innocent, peut être porteur d’un exceptionnel dont Carl Schmitt disait qu’il pense « le général avec toute l’énergie de la passion ». / C’est précisément cet exceptionnel qui manifeste l’excellence du politique en tant que tel, comme ce qui, selon Hegel, a essentiellement à voir avec l’héroïque et le superflu, comme le lieu de décisions étrangères aux démarches « naturelles », aux considérations statistiques et aux anticipations de la psychologie des foules. L’exceptionnel foisonne dans les démocraties-marchés, mais l’Élite consensuelle le confisque comme notoriété, ou comme « ressource rare » ou, pis, comme résidu nostalgique de l’« extrême » et complémentaire du territoire de l’« homme moyen ». / Pourtant si l’exceptionnel ne « sort » pas d’un Chaos de possibles, il ne se définit pas pour autant par opposition à l’« homme moyen ». L’exceptionnel n’est pas le privilège réservé aux « grand noms » : le héros du quelconque peut être un Niveleur, un Sans-culotte ou un Résistant anonyme, mais qui sait que la liberté cogne comme un fait et ne se réduit pas à un « choix ». Le héros du quelconque ne se dérobe pas derrière une déduction ou une optimisation ; nous sommes loin des pilotages de la Main invisible, des décisions « à petits pas » émergeant péniblement des spéculations des lobbies. Seul l’héroïsme du quelconque peut sauver la société civiles de ses lâchetés et ses égoïsmes ; il ne gère pas au mieux des coalitions d’individus accomplis — fussent-elles épicées de « chaotique » — mais propulse dans le collectif des individuations nouvelles. C’est pourquoi il possède cette capacité de nous ébranler absolument — qui pourrait oublier les marins du Potemkine ou les cheminots de la Bataille du rail — d’amplifier nos possibles et de nous sauver de l’immonde condition d’« espèce humaine » sans le secours d’un Dieu, et donc de faire que l’Histoire ne se résume pas à la conquête de « niches écologiques » assurant la prolifération optimale de peuplades. / […] / Et si les horoscopes des « grandes tendances » se trompaient ? Et si le cyber-bétail redevenait un peuple, avec ses chants et ses gros appétits, une membrane géante qui vibre une humanité-pulpe d’où s’enrouleraient toutes les chairs ? Ce serait peut-être une définition moderne du communisme : « À chacun selon sa singularité. » De toute manière, il y aura beaucoup de pain sur la planche, car nous devons vaincre là où Hegel, Marx et Nietzsche n’ont pas vaincu.

Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, folio actuel.


Prochainement, ne manquez pas :

Mourir et dépenser comme des veaux.

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