lundi 31 décembre 2012

Documents situationnistes – La révolte des garnaultins comme si vous y étiez / 1



Pour une critique de l’avant-gardisme

L’Unique et sa propriété


« Et maintenant, doux et fidèle serviteur Sancho, entre, en chevauchant ton grison, dans la puissance personnelle de l’Unique, “use” ton “unique” jusqu’à la dernière lettre, lui dont la force, la vaillance et le titre merveilleux ont été chantés déjà par Calderon dans la strophe suivante :

« L’unique —
Le héros valeureux.
Le noble chef,
Le superbe chevalier,
L’illustre paladin,
Le chrétien toujours fidèle,
L’Heureux amiral
D’Afrique, le sublime monarque
D’Alexandrie, le caïd
De Barbarie, le Cid d’Égypte,
Morabite, et Grand Seigneur
De Jérusalem. »

Karl Marx, Idéologie Allemande.


Toutes les avant-gardes sont dépendantes du vieux monde dont elles masquent la décrépitude sous leur illusoire jeunesse. Une des conditions pour que la nouvelle théorie et le nouvelle pratique révolutionnaires aillent de l’avant est alors une critique radicale de l’avant-garde en tant qu’ultime déguisement du vieux monde néo-théologique de la séparation marchande dans ses tentatives perpétuelles pour se maintenir identique à lui-même dans de nouvelles apparences de changement.

Notion confuse et véritable « fourre-tout », l’avant-garde, sauf dans le domaine militaire et donc politique, ne relève pas du concept. En revanche, le contexte économique et social où une telle notion peut apparaître et prospérer est parfaitement déterminé : le monde dominant qui multiplie les scissions, les séparations, les inégalités dans le développement global et donc les retard dans tous les domaines.

La théorie et la pratique de la secte d’avant-garde permettent de fuir magiquement cette dure réalité moderne dans laquelle il faut au contraire se situer de façon déterminée, non bien sûr pour l’entériner et s’y complaire, mais pour la combattre radicalement. Effort désespéré pour s’unir au monde dans un monde où cela est radicalement impossible, l’avant-garde est une ces réalités bâtardes qui poussent la théorie au mysticisme et dont la fonction est de pallier l’absence d’un mouvement global de contestation.

Le mouvement Dada, malgré son isolement et l’hostilité générale qu’il rencontrait, n’a jamais cherché à s’ériger en avant-garde. Dada est devenu une avant-garde malgré et contre lui, quand le mouvement révolutionnaire global qui le sous-tendait et qu’il exprimait dans une subversion totale au niveau de la sphère culturelle est retombé. C’est l’échec de la révolution qui l’a finalement constitué en avant-garde dans cette même sphère culturelle séparée ainsi scandaleusement prolongée, qu’il vomissait.

L’avant-garde politique (Lénine et les Bolcheviks) et l’avant-garde artistique (Breton et les surréalistes) ont fini, lamentablement, par se rejoindre dans la colossale faillite stalinienne.

Ultime embrasement d’un monde mort, l’Internationale situationniste apparaît à une époque où la séparation s’accentue, et elle s’imagine alors préfigurer le nouveau monde. Plus prosaïquement, elle n’est que le résultat d’un temps où elle se voit encore trop en avance pour intervenir ; lorsqu’elle finit par s’y résoudre, elle épouse aussitôt les formes dominantes de l’époque. Confrontée avec la notion d’avant-garde, et sans même la critiquer, l’I.S. l’a adoptée par la force des choses, avec une joyeuse naïveté. Crée dans la phase la plus avancée de la décomposition du vieux monde de la culture, à partir des débris de gauche du groupe lettriste et d’autres groupes aux préoccupations analogues, elle a repris leurs prétentions, tout en s’affirmant la seule avant-garde authentique. L’Internationale situationniste est la conjonction des avant-gardes dans l’avant-gardisme1. Elle a confondu l’amalgame de toutes les avant-gardes avec la synthèse et la reprise de tous les courants radicaux du passé.

La pratique avant-gardiste a pu être une période particulièrement pauvre pour le mouvement révolutionnaire, un pis-aller permettant de maintenir vivante certaines exigences fondamentales, mais d’une vie artificielle menacée sans cesse  de dégénérer en son contraire monstrueux. Que peser alors d’une I.S. qui se cramponne à une telle notion et refuse d’en démordre à un moment où le monde lui-même exige autre chose.

Sortit de la nuit du possible pour accéder au jour de la réalité, c’est affronter réellement les problèmes réels, notamment celui désormais central d’une organisation révolutionnaire d’un type nouveau qui à tous les niveaux se développerait dans le monde dominant et contre lui, sans jamais le reproduire en rien. Ce projet, ouvertement proclamé par l’I.S., ne saurait obtenir le moindre semblant de réalisation dans la cadre étriqué du petit groupe d’avant-garde auquel elle se réduit. Pour apprécier à sa juste valeur cette vente à la criée de banalités révolutionnaires qui éveillent un sentiment bienfaisant jusque dans la poitrine de l’honnête étudiant, pour mettre en évidence la petitesse, le caractère local et borné de tout ce mouvement, et notamment le contraste tragi-comique entre les véritable exploits de ces héros et les illusions sur ces exploits2, il est nécessaire d contempler tout ce spectacle d’un point de vue qui se situe au-delà de l’I.S. Il faut démystifier la Sainte Famille Situationniste, opposer le sérieux du négatif au manque de sérieux qui caractérise de plus en plus l’ensemble des activités de l’I.S.

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1. Si on peut être d’avant-garde dans une sphère séparée et déterminée, c’est que l’avant-garde accepte le monde de la séparation et l’entérine, car elle en vit. Mais qu’est-ce qu’une l’avant-garde par rapport à l’ensemble du mouvement réel sino a priori une idéologie et un mensonge.

2. À propos de l’« affaire » de Strasbourg, cf. : « Contribution à la rectification des jugements du public sur quelques événements récents et leur signification » — à paraître.


 (À suivre)

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