dimanche 9 décembre 2012

Guy Debord et l’Internationale situationniste – Sociologie d’une avant-garde « totale » / Commentaire 15



La principale difficulté du repositionnement hyperpolitique de l’I.S. et de son investissement dans la « prophétie révolutionnaire », qui explique en grande partie son échec, résidait dans le pari de gagner le « prolétariat révolutionnaire » à ses thèses et à ses objectifs ; mais son cercle d’influence restera désespérément cantonné au milieu des « étudiants radicaux ». Ce qu’Eric Brun explique ainsi : « […] on peut faire “l’hypothèse” plus générale que, à mesure que le sous-champ politique “révolutionnaire”, traditionnellement dominé par le P.C.F. et la figure de “l’ouvrier”, est réinvesti par des agents aux propriétés sociales sensiblement différentes, notamment des étudiants inscrits en faculté de lettres [...], l’I.S. trouve/constitue un public d’adeptes à ses thèses, sensible à ses thématiques “modernistes” (la vie quotidienne, l’urbanisme, la culture…). » Brun ajoute : « Cela ne veut pas dire que le discours situationniste ne peut être reçu positivement par des individus issus d’autres groupes sociaux, par des ouvriers par exemple […], mais qu’elles trouveraient leur premier public, dans les années 1960, celui qui va légitimer la théorie situationniste dans la politique “révolutionnaire”, principalement parmi des étudiants politisés. » Le fait est que ce « premier public » est resté, dans une large mesure, son seul public.

Brun considère « que le repositionnement du mouvement [situationniste] hors des milieux artistiques était probable étant donné que le principe du désintéressement tel que Debord l’a traduit sous la forme d’une stratégie d’accumulation d’un capital symbolique (sur le modèle du “qui perd gagne”) limite de manière plutôt restreinte les possibilités d’apparaître dans cet univers : l’intérêt du désintéressement prime ici la plupart du temps sur les possibilités d’accès à la reconnaissance dans la monde l’art » ; et « qu’il s’agissait pour Debord, retrouvant en cela la figure du prophète itinérant, de passer au gré des ouvertures d’espace en espace pour apporter la bonne parole, ou plutôt, accumuler un certain nombre de ressources collectives tout en se démarquant des différentes positions concurrentes (en les stigmatisant comme “restreintes”, “limitées”, incomplètes”). » Autrement dit : à partir du moment où Debord considérait que le « champ artistique », suffisamment labouré, était épuisé, il était logique de chercher à en investir un autre forcément plus intéressant. Mais, il précise plus loin : « On aurait tort de penser, comme j’ai essayé de la montrer, que la trajectoire de l’I.S. est un simple déroulement logique des positions initiales de son principal animateur. Le retrait des mondes de l’art n’était pas contenu entièrement dans les premières prises de position de Debord. De même, la revendication de faire de l’I.S. la plate-forme d’une renaissance de l’organisation, de la théorie et de la pratique révolutionnaire, bien que déterminée par des enjeux de positionnement propres aux avant-gardes artistiques et se situant sur dans la continuité des premières prises de position de Guy Debord, renvoie à un ensemble de conditions de possibilités. »

Eric Brun ajoute : « Il existe plusieurs manières possibles de donner corps au projet de remplacer l’activité artistique traditionnelle par un nouveau “théâtre d’opérations culturel”. Celle qui s’est imposée dans le cas de Debord (et de l’I.S., sous la condition qu’il est parvenu à conserver la prise sur ce mouvement) apparaît liée en grande partie à la surenchère dans les transgressions artistiques dans le sous-espace des avant-gardes littéraire, artistiques et architecturales de la fin des années 1950 et des années 1960 […]. » Brun fait remarquer quelque part qu’à aucun moment la position de Debord en tant que leader n’a été menacée (sauf par les garnautins ; mais ils n’étaient de toute façon pas en mesure de prendre le pouvoir). Les options qu’il a prises, si elles ne sont pas impliquées par la « logique des positions initiales » de Debord, viennent d’un décision circonstancielle de sa part ; et cette décision découle elle-même de l’analyse qu’il fait de l’épuisement du « champ artistique » consécutive à l’inflation transgressive qui y règne et rend toute intervention problématique dans ce domaine parce que les limites de la surenchère y ont été atteintes. Autrement dit : pour continuer à se démarquer radicalement de la concurrence, il fallait choisir de le faire ailleurs que dans le « champ artistico-littéraire » surinvesti.

(À suivre)

1 commentaire:

  1. Oui, c'est bien là le problème que de développer des théories très sophistiquées. Pour que la théorie prenne, il faut des idées simples et orientées vers l'action, car on ne peut pas se préparer toute sa vie à peaufiner la théorie la plus juste, car le temps de le faire, l'époque est déjà terminée. Ceci dit, le miracle de l'IS est que mai 68 a semblé donné raison à Debord. Sans cela il n'aurait pas eu probablement la gloire qu'il a obtenue.

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