samedi 1 décembre 2012

Quelle était leur « pratique réelle » ? / 3 – Frère Jacques



Une  suite, à cette rubrique sur « ce qu'était leur pratique réelle » –  tirée toujours de l'autobiographie très intéressante de Paul Kobisch*... Le narrateur croque cette fois, de façon beaucoup moins amène que précédemment, « le locataire de la rue Jacques ».

D'autres anecdotes, tout aussi amusantes et instructives sur la « pratique situationniste » et concernant plus précisément le « groupe strasbourgeois », s'y trouvent consignées... Dans ce regroupement d'« Egaux » constitué par l'I.S., la cohérence pratique des uns garantit la vertu et l'exemplarité de la pratique de tous. Jusqu'à son exclusion — par suite de « manques » personnels avérés, de divergences idéologiques (ou d'humeur) avec « la ligne dominante », celle qui donne le ton — chaque situationniste en vaut bien un autre ! Théo Frey, Jean Garnault ou Khayati sont donc des situs comme les autres, qui, tout comme Raoul ou Guy, sont représentatifs de cette « pratique réelle » qui interroge l'historien, fait fantasmer le fan et ricaner les esprits mal intentionnés ; et ils méritent donc d'être découverts dans quelques aspects concrets de leur pratique quotidienne... D'abord donc celle concernant celui que Kobisch nomme encore « Guy Ernest" »…

(A.Bertrand)


Frère Jacques

Il habitait rue Saint-Jacques. Mais il fallait dire rue Jacques, ou bien, pour la petite ruelle perpendiculaire, celle où se trouve la librairie de la Vieille Taupe, la rue des-Fossés-Jacques. C'est dire que dans l'Histoire que reconnaît Guy Debord il n'existe pas de Saints, mais plutôt seulement des Jacques, les laboureurs et les vignerons de l'Europe du 16ème siècle. Vingt-neuf ans après, ma première rencontre avec lui me laisse rêveur. Elle me paraît illustrer mieux que toutes les anecdotes qui pourraient suivre, le fossé qui sépare, sans doute depuis des siècles, deux catégories de citoyens aussi attachée l'une que l'autre à la République Révolutionnaire. Comme Marat et Saint-Just, ou comme Lafayette et Robespierre, ils ne se rencontrent que le temps d'une fête, quand ils arrivent à se rencontrer.

Décembre 1965, je sirote un Vichy-fraise au café du Luxembourg, j'ai rendez-vous avec Debord à 16 heures. Vers 17 heures je commence à m'inquiéter, et comme d'habitude, l'impatience m'ouvre l'appétit, je commande des tripes mode. À la troisième fourchette surgit Théo Frey, vieux copain de Lycée, membre de l'Internationale Situationniste depuis quelques mois et donc le go-between de cette rencontre. Il s'excuse pour Guy, me laisse une adresse : 93, rue Soufflot, on m'attend dès la fin de mes tripes. Dix minutes plus tard je remonte la rue qui mène au Panthéon, contourne deux fois le monument, pas de 93, rue Soufflot. Trois quarts d'heure plus tard, Debord déboule furax au bistrot où je retourne me réfugier, on m'attend rue Jacques, mes explications ne semblent pas le convaincre. La glace ne se brisera jamais. Pourtant mon ami l'intermédiaire m'avait assuré de l'enthousiasme de Debord à me rencontrer, moi, l'ami de son ami et résistant à la guerre d'Algérie. Voire de l'admettre au sein de l'Internationale. Au total, j'ai été situationniste pendant environ quatre heures trois-quarts, mais c’était bien suffisant. Le soir nous étions attendus chez la sœur de ma future épouse, Hélène Dagens et son mari, savant physicien et personnage étonnamment sympathique au milieu d’un groupe de gens à la mine sérieuse et compassée. L’alcool détend quelque peu l’atmosphère et à la nuit tombée, nous décidons d’aller dériver entre la Place d'Italie et le Marais, où vit Rieser et où je rencontre Vaneigem joyeusement surpris de me revoir et qui me donne un exemplaire manuscrit de son premier livre qui aura tant de succès « Manuel à l’intention des jeunes générations ». Mais en chemin je commets un impair, semble-t-il. Rendu gai par l’alcool j’avise une 2CV stationnée près du boulevard St-Michel et propose à mes camarades de les faire avancer sur quatre roues, le principe de la dérive n’interdit rien de ce genre. Mais lorsque Debord se rend compte que j’arrive à ouvrir sans encombre le véhicule et à le mettre en marche, petite compétence qui me reste de ma « formation » de clandestin, Debord se fâche littéralement, sans raison. Je renonce donc à la 2CV et nous continuons à pied. J’observe Guy-Ernest à la dérobée, je ne sais plus du tout à qui j'ai affaire. Pourtant, j'avais tout lu. Notre relation était mort-née. Elle aurait pu renaître pendant Mai 68, sur sa demande, mais pour moi, nous le verrons, il était trop tard, j’étais vacciné contre les deux pires choses au monde, l’hypocrisie et la bêtise. Je me suis longtemps interrogé sur cet incident et sur l’attitude de Debord ce jour-là. Ce dont je suis sûr, c’est que c’est l’incident de la 2CV qui a déclenché quelque chose d’irréversible dans son jugement à mon égard.

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2 commentaires:

  1. Comme vous coupez vos citations quand elles vous arrangent, voici la suite du texte de Paul Kobisch :
    «Cela tombait d’autant plus mal que je déteste moi-même tout ce qui touche au vol et aux délits de ce genre, mais il ne s’agissait évidemment pas d’un vol, mais d’une volte de la dérive qui a déplu à celui qui devenait ainsi le Pape de la soirée. Je me pose aussi des questions sur la possibilité des dérives à plusieurs, mais la vérité est qu’il ne s’agissait pas d’une véritable dérive, mais d’un simple mode de déplacement choisi par le Pape lui-même avec notre accord bien entendu. Une autre conclusion qui m’a frappé sur le champ concernait le caractère autoritaire et capricieux de Debord. L’échec de la rencontre elle-même, c’est à dire le malentendu sur l’adresse qu’il me donna au Café du Luxembourg, fait partie d’une dimension structurelle de mon destin : les actes manqués des autres me frappent avec une régularité étonnante, comme si Autrui, comme dirait Lévinas, ne me « voyait » pas, ou refusait de me regarder, ce qui aboutit immanquablement à l’échec des rencontres. Il y a là peut-être un peu de mythomanie de ma part, mais je suis trop rationaliste, c’est à dire trop formé à une distanciation spontanée de tout ce qui m’arrive pour me prendre pour Dieu. Cela dit, l’incident de la dérive n’eut pas de suite immédiate, et il ne fut pas question d’exclusion, d’autant que ma relation avec Raoul Vaneigem s’annonçait sous les meilleurs auspices. A cette époque il campait chez Rieser qui survécu longtemps aux purges successives, mais je dois avouer qu’il ne me fit aucune impression, plutôt celle d’un étudiant fêtard sans grand relief. Autant mon empathie pour Raoul avait été immédiate à Bruxelles lors de notre première rencontre, autant Rieser me laissa de glace, comme ce fut le cas de Garnaud dans le groupe des « menteurs » de Strasbourg. Enfin, ces remarques sont de peu d’importance tant il est vrai que le Deus ex machina de l’IS restait Guy Ernest. A distance et bien après son suicide, j’ai cherché ce que la rumeur en avait fait. Dans les années quatre-vingt dix, le caprice médiatique parisien ne cessait de tourner autour du mythe situationniste. Coup d'oeil dans le Quid 1994 à Guy Debord : surprise ! 281a, quatre lignes avant Debray Régis. 281a : je cherche et trouve sous la rubrique Quelques Mouvements Littéraires, sous-rubrique XXème siècle et Situationnisme, le texte suivant : "Groupe formé en 1957, animé par Guy-Ernest Debord (séparé en 1952 du lettrisme d'Isidore Isou, publie en 1967 La Société du Spectacle) ; fonde l'Internationale Situationniste (12 numéros entre 1958-69) ; critique la société de consommation, dénonce la dictature de l'image, marque les événements de mai 1968".  »

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    Réponses
    1. D'abord, je coupe mes citations où je veux ; mais en l’occurrence, ce n'est pas moi qui l'ait coupée. De plus, en général, je donne les références qui permet de les compléter.

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