mardi 1 janvier 2013

Documents situationnistes – La révolte des garnaultins comme si vous y étiez / 4



La vérité de l’Internationale situationniste ne se situe pas seulement à ce niveau de généralité, mais à celui plus trivial, de la particularité de l’Unique16. La réalité de l’I.S. n’a jamais correspondu à l’image que Debord s’efforce  d’en présenter. Groupe apparemment informel, l’Internationale situationniste est en fait fortement structurée, avec son leader, l’Unique, et ses diverses prérogatives soigneusement cachées par l’exigence sans cesse proclamée de l’égalité des membres, de la non-hiérarchie, de la participation, de la communication, de la cohérence, etc. Ces exigences réelles ne mènent à l’I.S. qu’une existence parodique. Si l’Unique contrôle et garantit la « légitimité » révolutionnaire des autres, s’il dispose du pouvoir au sein d’un groupe qui se voulait la dissolution de tous les pouvoirs, c’est que ce pouvoir a des bases bien réelles. Il dispose de la revue (marque déposée dont il est le propriétaire), des archives, de la boîte postale, de la phynance, sans compter une ancienneté dont il jouit secrètement dans les périodes de calme, pour la proclamer ouvertement et fièrement dans les grandes occasions.

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16. L’Unique (et son I.S.) fonctionne comme tout appareil répressif (Cf., en annexe, les documents relatifs à l’éclatement de l’Internationale situationniste) : il réduit le général au particulier lorsqu’une crise globale met en question son rôle et ses prérogatives (la critique de son affaire personnelle ne peut être pour lui qu’une affaire de personnes) et érige sa particularité en universalité pour masquer cette domination. Quel pouvoir ne s’est pas senti provoquer quand il a été contesté dans sa vie aliénée et aliénante ! Ses provocateurs sont pour l’I.S. l’équivalent de ceux que le pouvoir stalinien traquait dans les années trente sous le nom de terroristes, de comploteurs, de saboteurs, de traitres et d’espions anglais et à qui il déniait toute humanité. Mais tandis que le pouvoir stalinien était une réalité terrifiante, ceux que prétend atteindre ainsi la « rigueur » de l’I.S. ne peuvent que se marrer devant une telle identification mégalomaniaque qui n’arrive qu’à reproduire en farce une tragédie historique réelle.

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Créateur du mouvement, son action répond à une double exigence contradictoire. Bien qu’ayant pris totalement en main le mouvement dès ses débuts (reconnaissant lui-même, à l’occasion, que dans les premiers numéros, les comités de rédaction étaient entièrement bidon), il s’est toujours employé à le faire apparaître pour ce qu’il doit être réellement d’un point de vue révolutionnaire, une création collective. C’est la contradiction centrale et insurmontable de l’internationale situationniste : comment participer et faire participer à quelque chose à quoi il est impossible de participer parce qu’elle appartient à quelqu’un et qu’elle échappe à tous.

Cependant, dans sa « fausse conscience » encore aggravée par sa vision psychologique des choses, l’Unique fait actuellement des efforts désespérés pour échapper à ce poids du passé. Il a ainsi institué des réunions formalisées qui réduisent les aléas de la communication au sein de groupe, mais qui ne sont qu’une parodie de l’exigence des conseils ouvriers, une forme sans contenu. L’essai de concentration de l’ensemble du groupe à Paris, certaines formes de correspondance, certaines divisions illusoires des tâches, relèvent de la même tentative de sauvetage ; ce sont les avatars du réformisme dan sa variété situationniste.

S’il est vrai qu’une époque historique ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, la reprise plus ou moins visible dans le monde du mouvement révolutionnaire présente de nouvelles tâches que l’Internationale situationniste s’est avérée incapable d’assumer ; essentiellement la constitution d’une organisation révolutionnaire capable d’agir dans le monde sur une vaste échelle. Ce problème pratique est le problème central de l’époque : comment vont se fédérer les divers porteurs de la contestation dans le monde, comment vont-ils établir entre eux un réseau de communication qui échappe aux exigences de la marchandise pour finalement détruire le monde marchand et dépasser ainsi l’économie politique17.

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17. Nous nous proposons de publier dans les mois qui viennent des « thèses sur l’organisation » reprenant à un niveau supérieur, dans la perspective d’une critique radicale de la société marchande par le mouvement révolutionnaire, des recherches que le développent des partis de masse réformistes ou la prolifération des avant-gardes artistico-politiques ont fait abandonner.

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Le mouvement révolutionnaire a atteint un nouveau stade de son développement et laisse derrière lui ses anciennes formes privées de substance. Puisque l’Internationale situationniste n’a su ni se dépasser, ni même se supprimer, elle a cessé de marcher au pas de la réalité et le monde continue désormais sans elle. En soi, elle n’est plus un objet digne d’être pensé, mais constitue une existence de fait, aussi méprisable que méprisée.

Strasbourg, mars 1967

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Ce texte était suivi des Documents relatifs à l’éclatement de l’internationale situationniste suivants :

La vérité est révolutionnaire.

Circulaire de l’I.S.

De la merde en milieu situationniste.

Attention ! Trois provocateurs et son complément : « Un produit des Scheidemann-Noske ».

Rien que la merde mais toute la merde.

(À suivre)

2 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  2. En 2013, tout le monde a compris que la notion même de groupe d’avant-garde est dépassée (l’I.S. est d’ailleurs généralement présentée comme la dernière avant-garde) eu égard aux enjeux actuels de la survie de l’espèce humaine (« La révolution ou la mort », ce slogan n’est plus l’expression lyrique de la conscience révoltée, c’est le dernier mot de la pensée scientifique de notre siècle).
    Pour Théo Frey, auteur du texte “L’Unique et sa propriété“, elle l’était déjà en mars 1967 et il fallait urgemment constituer une « organisation révolutionnaire capable d’agir dans le monde sur une vaste échelle. Ce problème pratique est le problème central de l’époque : comment vont se fédérer les divers porteurs de la contestation dans le monde, comment vont-ils établir entre eux un réseau de communication qui échappe aux exigences de la marchandise pour finalement détruire le monde marchand et dépasser ainsi l’économie politique ».
    La question est donc celle-ci : qu’est donc devenu entre les mains de Théo Frey et de ses amis un si beau programme ?
    On sait qu’en octobre 1967 ils ont publié le premier numéro d’une revue de 8 pages, “Les Luttes de classes“, et en juin 1968, 4 pages de “Considérations intempestives, dix thèses sur le dépassement de l’économie politique“, présentées comme un supplément au numéro 2 de leur revue – qui n’a jamais paru.
    Et après ? rien, rien de rien.
    La seconde question est donc la suivante : pourquoi les garnaultins, nantis d’une si belle critique de l’avant-gardisme, n’en ont-ils rien fait ?
    A cette question, le temps a répondu qu’ils n’étaient pas à la hauteur de leurs ambitions proclamées (ils ont plutôt fait carrière dans l’enseignement universitaire) et que leur critique de l’I.S. n’était en pratique qu’un bluff théorique (un de plus donc dans la liste des exclus ou repoussés qui, après coup, prétendaient vouloir dépasser l’I.S.).
    Reste qu’en 2013 la question de créer une « organisation révolutionnaire capable d’agir dans le monde sur une vaste échelle » est toujours devant nous mais on ne saurait la concevoir le regard dans le rétro.

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