jeudi 10 janvier 2013

Guy Debord et le deuil de l’engagement / 6



La dernière partie de l’étude de Finzi aborde le thème du « replis sur soi de l’artiste » et plus particulièrement celui de l’échec : « Ce chapitre, en s’appuyant particulièrement sur la deuxième partie du film, tentera ainsi de préciser comment ce repli sur soi s’exprime effectivement comme un “art de se réfléchir” qui, dans une autoréflexivité toute moderniste, dispose la posture néo-avant-garde et son échec consubstantiel, la nostalgie (du romantisme au narcissisme) et la solitude (de la marginalité à la mort) comme autant de topoï et modalités de construction de l’image de l’artiste. » — on fera remarquer à ce propos que la photographie de Debord à quarante-cinq ans qui précède l’autoportrait de Rembrandt dans une des dernières séquences du film est prise dans un miroir ; c’est donc une image inversée — une image de l’autre côté (du miroir).

Finzi écrit : « En tant qu’“intelligentsia révolutionnaire”, c’est-à-dire en tant qu’avant-garde, l’I.S. avait déjà intégré l’échec comme son horizon. » ; et met précédemment en exergue de son chapitre cet extrait d’I.S. n° 8 : « Ceci revient à dire que l’intelligentsia révolutionnaire ne pourra réaliser son projet qu’en se supprimant : que le parti de l’intelligence ne peut effectivement exister qu’en tant que parti qui se dépasse lui-même, dont la victoire est en même temps la perte. » Évidemment cette « suppression » qui est aussi un « dépassement » fait référence au concept hégélien d’Aufhebung ; mais il n’y a pas de « dépassement » pour une avant-garde — comme le montrent les exemples de son film — promise au sacrifice et à l’anéantissement. Et à ceux qui lui reprocheraient le sacrifice de cette « belle troupe » Debord répond par avance : « Je trouve qu’elle était faite pour cela. »

Finzi analyse l’œuvre cinématographique de Debord comme relevant d’un « cinéma “déceptif” » Il emprunte le terme de « déceptif » à un critique d’Art Press, Laurent Goumarre, qui dans le n° 238, septembre 1998, de la revue développe le concept d’« art déceptif »* sans l’appliquer au cinéma. In girum, film testamentaire, il faut le répéter, s’inscrit dans un contexte de l’échec de la révolution, que l’I.S. appelait de ses vœux, et de la désillusion qui a suivie. D’où le fait que « la structure “décevante”, pour reprendre [les] termes [de Debord]**, d’In girum dont toute utopie est absente porte en 1981 le sceau du renoncement politique ». Parlant des louanges que le film a soulevées dans un certain milieu Finzi écrit : « C’est à l’aune de  ces mécanismes de frustration qu’il faut peut-être comprendre les honneurs dont le film a été entouré dès sa sortie et surtout depuis la mort du réalisateur par le milieu de haut-modernisme et de l’art contemporain en France et ailleurs, mais surtout en France où, comme le note Jean-Paul Curnier, “la bourgeoisie nouvelle aime par-dessus tout dans l’art la défaite de l’art, l’écrasement de son arrogance. C’est pourquoi il faut aux managers et autres responsables de ces institutions foraines toujours plus de vitalité vaincue, toujours plus de sauvagerie arraisonnée, toujours plus de délinquance asservie.”*** Voir en In girum un Debord défait, lui qui fut plus qu’un simple trublion en 1968, et, dans le même sac, l’écueil de ses prétentions politiques comme poétiques, est certainement un soulagement inavoué pour tous ceux qui en avaient été effrayés autrefois et qui peuvent aujourd’hui l’observer à l’auditorium du Louvre, enfin mis sous cage, dans le beau cadre des musées… »

S’il est vrai que voir Debord perdre, non pas de sa superbe mais tout simplement la partie, a dû en réjouir plus d’un, il faut dire qu’il se glorifie de, et dans, la défaite qui fait partie intégrante du jeu ; et qui même le magnifie d’une certaine manière plus que la victoire — qui de toute façon n’était pas à sa portée. Aussi bien, il n’y a certainement pas là, dans In girum, ou ailleurs, de quoi remettre en cause sa « poétique » qui est en parfaite adéquation avec ce dont elle rend compte, dans la forme comme sur le fond.

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* « Le fait que pour Goumarre, le cinéma “ne semble pas participer de cette élaboration d’un art déceptif, peut-être du fait de son absence de questionnement quant à la place du spectateur”, prouve juste sa méconnaissance du cinéma et confirme, a contrario, la possibilité d’une lecture déceptive d’In girum en ce que ce film questionne justement la place du spectateur. »

** Dans une lettre à Frankin à propos de Sur le passage (1959) Debord écrivait : « Mon schéma est le suivant : le film commence comme un documentaire ordinaire, techniquement moyen. Il va doucement vers le peu clair, le décevant […]. »

*** Jean Paul Curnier, “Sur les motifs d’une fronde en art et ailleurs”, in Curnier & consorts, La MAC de Marseille mis à nu, Une affaire de musée d’art, Paris, Sens & Tonka, collection “Dits & contredits” 1997.

(À suivre)

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