mardi 24 septembre 2013

Lectures – Haute époque / 3



Revenons à Felipe, l’ami libraire, il porte sur Debord un jugement sans appel : « un authentique fumier ». Nonobstant, le narrateur décide de se documenter pour voir lui-même de quoi il retourne. Lui-même alcoolique sévère, il est séduit par l’apologie de la boisson dans Panégyrique. À partir des documents qu’il a rassemblés, il publie un catalogue. Après un départ modeste, les ventes décollent. C’est à ce moment-là qu’Alice le contacte et le convoque chez elle : « Ils étaient trois face à moi, autour d’une table étroite, on aurait dit un tribunal de campagne. Ils m’ont soumis à un interrogatoire serré, Serge Demi-Bec prenait des notes. Ils voulaient savoir d’où je tenais les documents qui figuraient au catalogue, si j’en possédais d’autres, et puis ce que je connaissais de Guy Debord et qui me l’avait appris. » Après l’avoir fait lanterné, elle lui propose de travailler pour elle. Son ami Felipe, à qui il fait part de la chose, toujours aussi radical, lui rétorque : « Vous avez vu de quelle sommités votre Debord vivait entouré ? Ça, auprès d’eux, il risquait moins d’ombre que sous une rangée de cyprès ! Mais après, dites-moi, il faut vivre avec des plombs pareils, jour après jour, se les coltiner, qu’est-ce qu’il pouvait bien leur trouver ? Ça ne vous alerte pas ? Ils ne savent même pas boire ! Ni recevoir, quand j’y pense, vous avez goûté leur vin bio ? Alice vous a plu, elle vous aime bien, mais elle ne s’animera véritablement qu’au bruit des fafiots. » La collaboration va durer trois ans, pendant lesquels le narrateur va écouler nombres de documents, dont le manuscrit de La Société du spectacle. C’est avec les Mémoires, dont il devait négocier la vente des maquettes originales à un riche collectionneur qu’il va commettre un impair et se voir remercié par les héritiers. Vient ensuite l’épisode de la vente des archives à la BNF — à laquelle il n’a pas participé — où le narrateur nous expose les conditions dans lesquelles celle-ci l’a emporté sur sa concurrente de Yale.

Il faut réserver une place à part, à l’épisode où un ami lui propose « d’interroger le seul témoin direct du suicide de Debord ». Celui-ci lui raconte avec force détails la fin du « maître » à laquelle il a assisté — pour ainsi dire en première ligne. Un signe l’avait alerté sur l’imminence de sa mort : une souris avait fait son apparition en plein jour dans la pièce où il se tenait. Ce témoin a pu assister aussi au tri de ses archives : « Tout y est passé : les manuscrits, les cahiers ou liasses de papier, les tapuscrits, les épreuves d’imprimerie, les lettres reçues – celle du moins qui avaient survécu à l’opération déclenchée par le maître trois ans auparavant, sous le nom d code Katyn – les copies carbones des lettres adressées, les photos du maître, les photos d’amis, les photos de tournage, les bobines de films, les fiches de lectures sur papier bristol, entassées par centaines dans des boîtes à chaussures les paperolles, les notules les billets. » Et donner ses consignes pour que tout ce bric-à-brac soit rentabilisé au maximum : « Il n’y a rien à jeter a proclamé le maître. Aux prix que peuvent atteindre les manuscrits de nos jours, si nous avions encore le temps, il conviendrait au contraire d’en rajouter. Concentrons sur le moyen de valoriser tout cela. Nous pouvons commencer par joindre à l’ensemble quelques fétiches homologués : mes lunettes, mon briquet, la table du bureau, la machine à écrire, même si je ne m’en suis jamais servi, que sais-je moi, le renard empaillé, enfin tout ce qui fait la panoplie habituelle de l’écrivain de génie. Ensuite, je crois qu’en opérant quelques destructions minimes parmi les inédits, et en les livrant à une publicité adaptée, en suggérant par exemple la dimension d’un continent perdu, nous apprécierions ipso facto ce qui a échappé à la destruction. » Tout cela aurait certainement les accents de la vérité, si le témoin n’était autre que le chat des Debord. Quoique : « Peut-on se fier à la parole d’un chat ? Je le crois, oui. »

Après ce morceau de bravoure, et quelques péripéties annexes, il ne restait plus au narrateur qu’à prendre congé du lecteur. Nous assisterons encore à l’enterrement des livres de Debord qu’il avait rassemblé dans une caisse à munition — il est vrai que celui qui les avait écrit avait lui-même tiré sa dernière cartouche — dans le site troglodyte de l’Abbaye de Saint-Roman ; et nous le quittons dans les toilettes de son appartement où l’a conduit un besoin présent : « J’aurais aimé mettre un peu d’art dans tout ça, un jour, finir les phrases. Alors, j’ai tiré la chasse. »

(À suivre)

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