jeudi 26 septembre 2013

Lectures – Haute époque / Addendum



Pour les besoins de son roman, Jean-Yves Lacroix a également réalisé un petit montage avec des extraits d’une lettre de Debord où il est question de complications amoureuses entre lui, Alice, le destinataire de la lettre et sa compagne. Il s’agit d’une (très) longue lettre d’octobre 1971 adressée à Jean-Marc Loiseau qui se trouve dans le volume 4 de la Correspondance de Debord. Dans le roman c’est une lettre, datée de 1973, que lui lit son ami Felipe qui dit l’avoir acheté à un « gugusse de passage ».

Voici les extraits qui ont servi à Jean-Yves Lacroix pour réaliser la sienne qui est plus vraie que nature.


Si je ne t’ai pas écrit jusqu’à présent, c’est que je ne croyais nullement que la fin malheureuse d’un certain genre de relations avec Ève doive entraîner avec toi une rupture complète et une défiance sut tous les plans.

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Je n’ai pas porté contre toi des accusations calomnieuses, comme je vais te le montrer […].

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[…] je vous reproche des mensonges précis. […] je n’ai critiqué qu’un phénomène de fausse conscience.

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[…] en m’écrivant tu as donné à la question une dimension publique qui m’oblige à répondre […].

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[…] je n’ai jamais maintenu contre personne une affirmation simplement probable mais non prouvée.

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[…] je ne me trompe pas quand je constate qu’il y a un défaut général dans la contradiction ente l’idéologie de votre couple de révolutionnaires et la façon concrète dont vous vivez en cette circonstance le rapport avec les autres.

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Comme tu sais, nous n’avons jamais essayé d’influencer ou de capter Ève, fût-ce pour une demi-heure. Seule la liberté, comme tous les pro-situs le disent mais ne le pratiquent guère, peut être la base de rapports passionnés entre des individus, que ces rapports aient pu durer trois nuits ou dix années.

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Il n’y a pas de progrès cumulatif garanti dans la conscience, les connaissances, les œuvres d’un révolutionnaire – on peut dire aussi : d’un homme, d’une femme. Il y a des embranchements de la vie où il faut tout de suite choisir telle voie, des sauts qualitatifs, des occasions manquées et des retombées.

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Après qu’Ève nous ait dit pendant deux ou trois semaines qu’elle nous aimait, […] elle en vient […] nous déclarer […] “qu’elle veut nous aimer, et qu’elle va nous aimer, mais qu’il y a en elle une peur d’aimer” […]. Le mépris du temps, le temps qui est la base de toute pensée dialectique, est ici évident. […] on ne peut, véridiquement, que dire ces deux choses : “Je ne vous aime plus”, ou bien : “Je me trompais – ou je vous trompais : je ne vous aimais pas.” Mais la vie n’est pas le jeu de l’oie où on reviendrait à la cas zéro, ou cinq, ou sept, pour recommencer vers l’avant, en jouant autrement, en reprenant les coups qui ne collent plus avec la position où on se trouve placé à tel moment. Quand on vient de boire deux bouteilles, il faudrait être un délirant pour se proposer sérieusement de goûter son troisième verre !

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Je te connais trop peu pour prévoir si tu voudras prendre cette lettre en bonne part ou, au contraire, l’injure à la bouche […]. C’est ton affaire, et nous savons tous qu’en jugeant on est contraint de se juger soi-même.

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Si j’avais pu prévoir quelque perturbation à propos d’Ève, crois bien que cette histoire n’aurait pas eu lieu ; non seulement pour ne pas t’ennuyer, mais surtout parce que, dans cette éventualité, Ève m’aurait elle-même beaucoup moins intéressé. / Salut, / Guy


Chez Lacroix, Ève devient Laure (Ève, Laure, Béatrice, c’est toujours la femme éternelle) ; et en resserrant considérablement la lettre de Debord, il en exprime la quintessence. Felipe, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne porte pas Debord dans son cœur, après lui avoir lu la lettre qu’il introduit par : « […] on ne peut pas faire confiance à un homme qui prend un intérêt si personnel à l’énoncée de la vérité. Je vais vous en donner une illustration. », conclut à l’intention du narrateur : « Vous me parlez de sa pensée, c’est l’homme que je réfute […]. »

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