vendredi 10 janvier 2014

Il fut un temps camarades



Il fut un temps camarades, / où nos pieds enfonçaient dans la terre comme le fer à charrue / la sève nous prenait pour un arbre, y montait / les oiseaux nous prenaient pour des toits, s’y nichaient / et la femme venait à nous, nous prendre la semence / pour en faire je ne sais quoi – / Étions-nous donc des dieux ?

Il fut un temps camarades, / où le sanglot des hommes monta jusqu’à nos reins / le fruit était-il donc véreux ? / le mal était-il incurable ? / Ah, il fallait jeter des ponts sur les rivières / arracher le secret aux herbes, aux entrailles / des choses – / inventer, oublier des quantités de choses ! / Si ce monde est mauvais que de mondes / à naître ! Nous y pourvoirons.

Il fut un temps camarades, /où nous nous sommes usés au monde, / où nos regards en y entrant  se sont tordus comme clous / la vieillesse, la solitude, / savez-vous ce que c’est ? et l’affreuse nouvelle / qu’on meurt sur les saisons ? / Allez, allez, il faut s’agripper à la vie ! / Et la vie s’est effondrée / comme un plancher pourri / et la noce des jours est tombée dans la cave / avec ses musiciens aveugles…

Je ne songeais pas, camarades / qu’un jour nous referions ce voyage d’Ulysse / les bourses vides. Il fut un temps / où  nous ne songions pas que notre soif des hommes / et notre soif d’éternité / ne ferait plus qu’une poignée / de fiente, à peine chaude/ – d’oiseaux.

Benjamin Fondane, Ulysse (in Le Mal des fantômes), Verdier poche.

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