jeudi 9 janvier 2014

Lyon à la dérive / 2



Le Nom de Lyon* – Extraits (suite) :


Dernier souvenir dans le désordre chronologique qu’entretient la fantaisie des pas : au voisinage de cet espace décidément électif [la « vieille Croix-Rousse »], donnant sur lui, la rue d’Austerlitz – alors rue des Fossés – abritait, dans les années 1840, la taverne de la mère Maréchal où les Voraces avaient établi leur base. Cette société secrète participait de l’organisation des métiers en compagnonnage et recrutait en l’occurrence parmi les membres du Devoir, ces Dévorants qui, localement, se désignaient plus expressivement encore. Des rapports de police, complaisamment relayés par l’historiographie conservatrice, lui attribuent comme seul programme celui d’avoir voulu contraindre les cabaretiers à vendre le litre de vin au prix du pot lyonnais dont un règlement venait de fixer la contenance  à 46 centilitres. Au cours des mois qui suivirent la révolution de Février – une période plus tendue qu’on ne la présente d’ordinaire, mais exempte de violences caractérisée –, l’action de ceux qui se désignaient alors comme « citoyens armés de la Croix-Rousse » illustra plus véridiquement ce que furent alors, chez les travailleurs, les espoirs nés d’une République qui semblait vouloir prendre en compte la question sociale. Les Voraces disparurent de la vie politique après l’écrasement des ouvriers parisiens lors des journées de Juni.

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La constitution organique [des « Pentes » de la Croix-Rousse] apparaît si achevée qu’on imaginerait volontiers un dessein, la mise en œuvre d’un schéma théorique, et qu’aux tracés sur la carte s’est tôt superposé pour moi, comme un modèle et comme une clef de l’excitation de la découverte que pareille organisation du tissu urbain procure, la représentation de ce qu’on connaît comme le dispositif de Galton. Celui-ci, on le sait, met en évidence comment un stock de billes libérées à partir d’un point unique le long d’un plan vertical parsemé d’obstacles réguliers – en l’occurrence des clous – se répartit statistiquement, en fin de parcours, selon la courbe en cloche du hasard. L’intéressant, commente Asger Jorn, qui reproduit ce dispositif dans Pour la forme, ne tient pas tant au résultat qu’induit la traversée des obstacles — une répartition prévisible – qu’à ce qui se passe entre, à ce qui diverge et constitue l’exception. Cette représentation, je l’avais d’abord rencontrée sous la couverture orange métallisée du numéro 7 d’Internationale situationniste. Une image sans commentaire, que sa légende, Indicateur des chemins de dérive – un mot dévalué depuis, mais lié à la poésie d’une époque –, rapportait aux jeux et enjeux de la circulation en milieu urbain, et qui, appliquée aux Pentes, trouvait là un champ d’expérience propre à devenir un cas d’école. / […] / Dans le dispositif de Galton, explique Jorn, le plus court chemin rend assez bien compte de ce qui préoccupe l’économie (standardisation, rentabilité). Le chemin le plus long – celui qui, à l’intérieur du système, introduit le maximum de jeu et de déviation – incarnerait dès lors, à travers l’écart de la volonté de contrôle et de l’esprit gestionnaire, la possibilité de faire naître une situation poétique. Envisagées de ce point de vue, les pentes de la Croix-Rousse se distinguent du modèle abstrait par quelques singularités (le choix d’un itinéraire hors les rues peut y coïncider, par exemple, avec celui du trajet le plus direct) ; un tel lieu n’est pas moins irrigué par un réseau chargé d’énergie dont chaque portion détient une part. Ce qui s’écarte de la norme s’y déploie comme une respiration. La logique gestionnaire postule au contraire la concentration de l’énergie disponible dans quelques secteurs privilégiés. Elle programme la suppression des « pertes » que représente ce qui n’existe que marginalement et établit l’équivalence des parcours préservés. / Pas de complot, mais une force impersonnelle à l’œuvre. Concentrer les flux sur des axes censément plus animés, en réduisant ailleurs les possibilités de circulation (ce à quoi concourt la condamnation de chaque traboule), a pour résultat, en dépit des apparences, d’introduire de l’inertie. Le plus attendu statistiquement devient la règle et le « que rien n’arrive » sécuritaire se mue en un mot d’ordre dont les répercussions s’étendent à tous les domaines de la vie.

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Les grandes villes ont besoin pour respirer d’un peu de désordre, de la présence sensible en leur sein d’un quartier échappant à la totale subordination que représenterait, par exemple, sa rénovation achevée ou son exacte définition fonctionnelle. Un quartier qui contienne comme une réserve de ce qui fut (et par conséquent, s’éloigne), dont l’ordonnance ne soit pas telle qu’elle réussisse à étouffer les aspirations et leurs conflits, où se rencontrent comme autant de points de résistance assez de survivances, sinon d’un passé en attente de classement, mais de manifestations suffisamment rétives aux normes du temps pour que la possibilité d’un avenir soit maintenue – bref une forme de laisser-aller qui ne soit pas celui de la déshérence, mais qui coexiste avec l’énergie qui y trouve refuge. / Si Lyon possède un quartier immédiatement identifiable à un tel énoncé, c’est bien celui des pentes de la Croix-Rousse. Remuant et fragile laboratoire et banc d’essai, à son échelle, de l’histoire d’une cité qui, à l’aube de la grande transformation industrielle, soumise aux lois de la logique productiviste-marchande, sut formuler les revendications propres à les amender et, en la personne de l’un de ses citoyens, imagina jusqu’à totalement s’en affranchir. « Nulle part plus que dans cette ville, écrit Michelet, il n’y eut plus de rêveurs utopistes. Nulle part le cœur blessé, brisé, ne chercha plus inquiètement des solutions nouvelles au problème des destinées humaines. Là parurent les premiers socialistes, Lange et son successeur Fourrier... »


(À suivre)

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